dimanche 13 décembre 2009

VIE DE L'EVÊQUE INNOCENT DE PENZA


« Les athlètes russes de la piété aux dix-huitième et dix-neuvième siècles »

(Edition du Mont Athos)

Moine authentique, érudit, et confesseur de la foi chrétienne, le hiérarque Innocent portait le nom d’Hilaire avant de quitter le monde. Il naquit le 30 mai 1784. Son père était clerc d’une église de Pavlovsk, dans les faubourgs de Moscou.

Dès l’enfance, Hilaire manifesta beaucoup de modestie. Alors qu’il étudiait au séminaire Perervinsky de Moscou, il reçut d’ailleurs le nom de Smirnov, qui signifie calme, paisible. Quand il eut terminé ses études de théologie, cette fois au séminaire de la Laure, on le nomma enseignant. Quatre ans plus tard, il fut promu inspecteur. Sentant la vocation monastique, il reçut la tonsure la même année. En 1810, on le nomma supérieur du monastère d’Ougrech, et par la suite du monastère Znamensky. En 1812, il fut honoré du titre de lauréat des sciences théologiques de l’Académie Théologique de Saint-Pétersbourg, et élevé au rang d’Archimandrite. Dans la capitale, il se distingua par ses dons de prédicateur. En 1813, il était recteur du séminaire théologique, professeur de l’Académie, membre de la Censure Théologique, et supérieur du monastère Saint-Serge.

Enseignant l’histoire de l’Eglise, l’Archimandrite Innocent ne voulait pas dépendre des érudits étrangers ; aussi décida-t-il de vérifier personnellement les événements historiques aux sources mêmes, et de compiler ses propres notes. C’est ainsi que naquit sous sa plume une Esquisse de l’histoire de l’Eglise des temps bibliques jusqu’au dix-huitième siècle, ouvrage qui fut réédité à maintes reprises et constitua bientôt le seul manuel de référence dans les séminaires. Mais il y eut d’autres oeuvres remarquables, notamment la théologie active, l’essai de commentaire sur les deux premiers psaumes, et le commentaire du Symbole de Foi.

Les jours de fête, l’Archimandrite Innocent se retirait au monastère Saint-Serge et, sans préparation, prononçait des sermons inspirés. Pendant ces années-là, son service était constamment récompensé : il fut élevé au rang de docteur en théologie, d’Archimandrite de premier ordre, de supérieur du monastère de Novgorod-Iourev, et reçut même la médaille de Saint-Vladimir Egal-aux-Apôtres, au deuxième degré. Toutefois, ce n’est pas tant l’activité extérieure de cet homme hors du commun qui mérite l’attention, mais sa précieuse vie intérieure.

Depuis sa jeunesse, Innocent aspirait à la vie ascétique. Un jour, au cours d’une lecture, il fut frappé par le portrait du vrai serviteur de la foi que brosse Saint Paul dans son épître à Timothée. Dès lors, il se mit à être particulièrement attentif à lui-même. Comme il était très humble et profondément pénétré de la conscience de son indignité, il entreprit de se juger sévèrement. Sa piété se changea bientôt en un ardent sentiment spirituel, qui lui fit redouter tout acte ou parole injuste, et engager un combat permanent contre les subtils mouvements de l’amour propre et du plaisir. Le Nom du Seigneur devint pour lui une arme de tous les instants. Sa ferveur était si intense qu’il devait souvent s’éloigner d’une lecture ou d’un entretien pour cacher ses larmes. Il aimait à apprendre des gens simples, et cherchait à ce qu’on remarquât ses défauts. S’il constatait chez autrui un sincère désir d’amendement, il lui faisait des reproches. Son intelligence était si pénétrante qu’il paraissait deviner les pensées ou les désirs secrets de ses interlocuteurs. Il dévoilait d’ailleurs parfois des péchés cachés. A ceux qui cherchaient auprès de lui quelque instruction, il exposait la nécessité absolue de se souvenir partout et en tout temps du Nom de Jésus Christ : « Le Nom de Jésus Christ, telle une arme flamboyante entre les mains du Séraphin, nous protège des offensives de la tentation. Que ce seul, grand, et inestimable Nom demeure dans notre coeur ! Qu’il soit dans notre esprit et notre mémoire, dans notre imagination, devant nos yeux et dans nos oreilles, sur les portes et sur le seuil, à table et sur notre couche. Il rendra ferme notre esprit en face de l’ennemi, nous accordera la vie éternelle, et nous enseignera la sagesse sans le secours d’aucun raisonnement ». Il enseignait également la puissance invisible du signe de la Croix. Fuyant comme le feu les paroles vaines, il se répétait à lui-même : « Innocent, souviens-toi que tu seras justifié ou condamné par tes paroles ! » (Mt.12,37)

Quand il enseignait, l’archimandrite ne recherchait pas l’éloquence ; néanmoins, ses paroles animées étaient toujours empreintes de force et d’ardeur. Pendant l’office divin, on percevait qu’il se tenait devant le Seigneur Lui-même. On décelait l’intense prière de son coeur aux soupirs et aux larmes qui ponctuaient ses ecphonèses.

Innocent ne pouvait pas souffrir les jugements. Un jour qu’on lui faisait part d’infâmes calomnies répandues à son sujet, il répondit : « Ne fais pas de reproche, frère, mais prie ! Comment pourrais-je être irrité par mon ennemi ? Mon vêtement même n’est-il pas là pour me rappeler l’absence de rancune des petits enfants ? » Ainsi, il coupait court à toute conversation concernant les défauts d’autrui.

Innocent s’attristait profondément du fossé qui séparait la vie du chrétien de ses devoirs. Il s’étonnait de ce que les gens passent le temps des offices divins au théâtre à dépenser beaucoup d’argent, et que les riches répugnent à donner un sou pour le soin des églises.

Un jour, un pauvre ermite en haillons visita Innocent, qui lui proposa un de ses vêtements. Comme l’ermite refusait, l’archimandrite lui dit : « Frère, si tu n’acceptes pas ce vêtement au Nom du Seigneur, je le donnerai à un pauvre ou à un frère sur la route ». Le moine finit par accepter et dit en conclusion : « Aujourd’hui, tu m’as vêtu. Viendra le moment où tu t’appauvriras : alors le Seigneur te vêtira. Je crois qu’alors s’accomplira pour toi la parole : celui qui donne au pauvre prête à Dieu et recevra au centuple ». Cette prophétie s’accomplit en son temps.

Une veilleuse brûlait en permanence devant les icônes de la cellule d’Innocent. Malgré la faiblesse de son corps, épuisé par le labeur et le jeûne, il se mettait souvent à genoux pour dire la prière du publicain : Ô Dieu, sois miséricordieux pour le pécheur que je suis !

L’activité d’Innocent à Saint-Pétersbourg dura sept années. Elle était surprenante par la complexité et la diversité des tâches : il était à la fois administrateur, enseignant, censeur, chercheur, supérieur, prédicateur, père spirituel et ascète. Mais ce flambeau éclatant commença pourtant à s’épuiser. Les efforts intellectuels surmenaient sa santé fragile. Une nuit, fatigué par la préparation des notes du lendemain, il s’allongea sur le sol près du lutrin afin de se réveiller plus vite pour conclure son travail. Mais il prit froid, tomba gravement malade, et ne put jamais vraiment se rétablir.

Les capacités, la renommée et l’activité d’Innocent laissait présager une brillante carrière. Selon la coutume, après une ou deux nominations, il allait probablement être appelé à une cathèdre célèbre et historique, où son activité pourrait atteindre des sommets. Mais le Seigneur rendit Son serviteur digne de terminer très tôt sa vie laborieuse et, de surcroît, de la terminer non dans la gloire, mais dans les tribulations supportées pour la vérité.

Lors du règne d’Alexandre I, la haute société russe connut un engouement pour ce qu’on appelait à l’époque le christianisme spirituel. Cet enseignement erroné, souvent opposé à l’Orthodoxie, penchait vers la négation de l’Eglise et donnait naissance à des sectes au mysticisme malsain, précurseur des tendances hérétiques apparues par la suite. Ce mouvement était protégé par le Président du Saint Synode, le prince Golitsyne, un personnage très influent.

Le coeur de l’archimandrite Innocent était blessé de voir cet enseignement se propager. Il ne se gênait d’ailleurs pas pour exprimer son opinion sur les livres qui le diffusaient : « Le chrétien qui juge sainement n’aura pas assez de larmes à verser sur les blessures que ces livres peuvent ouvrir dans les établissements scolaires. Pleins d’égarements et de sophismes psychiques, ils raisonnent si mal que l’âme frémit à une telle lecture ».

En 1818, un certain Stanovitch écrivit un livre intitulé : Entretien sur la tombe d’un petit enfant à propos de l’immortalité de l’âme, lequel n’apportera de consolation que s’il a pour fondement la foi exacte de l’Eglise. Ce livre dénonçait de façon tranchante les faux raisonnements du soi-disant christianisme spirituel, que colportaient des périodiques et des traductions. L’archimandrite Innocent dut feuilleter le livre de Stanovitch en sa qualité de censeur. Plein de zèle pour la pureté de la foi, il le déclara conforme à la doctrine de l’Eglise Orthodoxe.

L’archimandrite Philarète, futur Métropolite de Moscou, conseilla à Innocent d’être prudent dans sa désapprobation du christianisme spirituel : « Nous autres archimandrites, nous ne pouvons pas sauver l’Eglise des erreurs qui s’y infiltrent ; il vaut mieux s’adresser au Métropolite, car sa voix a plus de poids que les nôtres ». Mais Innocent considéra qu’il devait agir, quand bien même sa tentative ne serait pas couronnée de succès : « Ne pas dire la vérité signifie manquer de courage. Faut-il ne pas parler parce qu’on ne voit pas poindre le succès ? Le succès n’est pas notre affaire, mais celle du Seigneur ! Notre affaire à nous, c’est de témoigner pour la gloire du Seigneur ! »

Le livre de Stanovitch fut édité et suscita l’indignation du prince Golitsyne, et sa vengeance. Le prince connaissait d’ailleurs dès le début la désapprobation d’Innocent. L’auteur du livre, qui n’était qu’un pauvre homme sans défense, fut expulsé de Saint-Pétersbourg. Le 6 janvier 1819, le livre fut interdit par la très haute autorité. Une très sévère remontrance fut faite à Innocent pour « avoir autorisé de façon inconsidérée une oeuvre qui tend à détruire l’esprit de l’enseignement intérieur chrétien. De plus, à son jugement sur l’immortalité de l’âme, l’auteur rattache la défense de notre Eglise gréco-russe que personne n’attaquait. Ce livre est totalement opposé à ce qui guide notre gouvernement chrétien dans les domaines spirituel et civique ».

Il était clair désormais qu’Innocent n’allait pas rester très longtemps à Saint-Pétersbourg. Malgré cela, le vent devait tourner six ans plus tard pour le livre de Stanovitch, avec le nouveau ministre de l’Education qui publia le décret suivant : « De nombreux livres en rapport avec la foi contenant des commentaires erronés des Saintes Ecritures ont été édités de façon privée sans aucun examen du Synode ; au contraire, des livres écrits dans l’esprit de notre foi orthodoxe ont subi une sévère interdiction. Ainsi, le livre publié sous le titre Entretien sur la tombe d’un petit enfant à propos de l’immortalité de l’âme a été interdit et mis de côté. Ce livre vient d’être examiné et approuvé par le Métropolite, et nous ordonnons d’autoriser son édition et sa diffusion ».

En janvier 1819, la persécution faisait rage contre Innocent. On peut avoir une idée de ses impressions grâce aux lettres qu’il adressa à une personne dévouée. « Il est agréable d’entendre, écrivait-il le 7 janvier, des accusations au sujet desquelles la conscience est en paix ». Et le 8 janvier : « Je n’entends pas encore les réprimandes, et mon âme en est d’autant plus affaiblie. En rencontrant le prince au palais le jour de la Théophanie, j’ai remarqué qu’il était profondément offensé. Entre nous, j’ai prié pour lui en offrant au Seigneur le sacrifice non sanglant et, je ne sais pourquoi, j’ai prié en versant des larmes de componction. Dieu accorde cela et le coeur s’adoucit. Sans paix entre le prince et moi, il me serait difficile d’apparaître à ses réunions ; lui ne saurait me supporter. Ainsi dois-je être jeté dehors comme une ordure spirituelle et la balayure de Saint-Pétersbourg. Si cela est agréable au Seigneur, c’est sûrement pour le bien de tous et pour mon bien particulier. Il est bien triste que ce pauvre auteur dont j’ai laissé passé l’oeuvre ait été expulsé en vingt-quatre heures. Je suis la cause de cela, moi l’insensé. Si son livre n’était pas passé, il serait toujours là, à son poste, et en paix ! »

L’archimandrite Innocent fut nommé à la cathèdre d’Orenbourg et consacré évêque le 2 mars dans la cathédrale de la Mère de Dieu de Kazan. Ce jour-là, son visage rayonnait de joie spirituelle. Le soir, dans sa cellule, il dit à un moine : « Je suis un serviteur indigne et on m’a honoré de la dignité la plus sainte ! » Après quoi il chanta l’hymne d’action de grâce à la Toute-Sainte, puis l’hymne « voici l’Epoux qui vient au milieu de la nuit ». Ses yeux étaient pleins de larmes. Il termina par le chant : « Je vois Ta chambre nuptiale, ô mon Sauveur ! »

La santé d’Innocent se détériorait de plus en plus. « La route de Moscou n’est pas très longue, écrivait-il, mais la mort est encore plus proche. Quand viendra-t-elle ? On ne sait pas. Mais elle viendra soudainement... » Le 23 mars, le Métropolite intercéda auprès du Tsar pour qu’Innocent fût transféré à la cathèdre de Penza et Saratov, à cause de la faiblesse de sa nature et de sa mauvaise santé. On le pressa d’abord de se rendre à Moscou pour sacrer un évêque, suite à la mort de l’Archevêque de Moscou.

Le jour du départ, beaucoup de monde se rassembla auprès de Son Eminence Innocent. Il offrit un de ses sermons à chacun de ses disciples en disant : « Je vous donne ceci en souvenir de moi. Avec le temps, comparant vos oeuvres aux miennes, vous pourrez vous dire : comme on écrivait médiocrement jadis ! Je vous aimais et souhaitais faire votre bonheur. Mais à présent, je vous quitte en vous confiant à Dieu. Apprenez la patience ! » Il laissa beaucoup d’objets à ses admirateurs. Puis vint le moment du départ. « A cet instant où je monte en voiture, priez pour que le Seigneur soutienne ma faiblesse. Quel poids sur ma tête, sur mes yeux, sur mon esprit, et plus encore, sur mon coeur ! Comment le Seigneur va-t-il bénir le présent départ ? Je Lui remets tout. Que ces bras se tendent vers Lui seul. Voilà mon désir ! »

Le voyage de Moscou épuisa complètement Innocent qui accomplit le sacre avec difficulté : « Je partis jeudi à grand-peine pour la nomination, et j’en revins à demi conscient. Dimanche, je célébrai à la cathédrale de la Dormition et j’accomplis le sacre. Le Seigneur seul donne les forces nécessaires à l’accomplissement d’une si grande oeuvre. Les spectateurs doutaient que je pourrais terminer ce que j’avais entrepris. Je tremblai moi-même, à demi conscient, espérant mais croyant à peine à la miséricorde du Seigneur... Après la fin de la Liturgie, j’eus de la peine à regagner ma calèche. Je me souviens à peine comment je parvins à l’appartement où je me soigne. Tant que je ne serai pas guéri, je n’irai pas à Penza : qu’ils jugent comme ils veulent ! » La célébration à la cathédrale de la Dormition, glaciale en cette période de l’année, détériora complètement la santé d’Innocent. Il dut séjourner trois mois à Moscou. Il souffrait vraisemblablement d’hydropisie. Dans les premiers temps, il manquait de tout. Par la suite, il reçut les soins des gens pieux, touchés de la souffrance de cet homme persécuté. C’est ainsi que s’accomplirent les paroles du pèlerin. La plus grande aide vint surtout de la comtesse A.A. Orlov, qui laisse le souvenir impérissable d’une fervente orthodoxe.

Innocent souffrait aussi beaucoup moralement. L’orage qui avait éclaté au-dessus de sa tête secouait beaucoup cette âme douce : « Il y a en moi une crainte des gens, j’ai peur qu’ils ne me fassent du mal. C’est la maladie qui fait naître en moi cette crainte ». Quand enfin l’évêque put partir, la comtesse le fit accompagner par un médecin, l’entoura de toutes les commodités, et assuma toutes les dépenses du voyage. Le trajet eut lieu au pas. « Priez que le Seigneur bénisse mon chemin et ma vie. Qu’Il adoucisse la maladie pour que je puisse poursuivre ma vie terrestre : je voudrais, même par intermittence et par l’effet de Sa bonté, la consacrer à Son saint Nom ».

Le 21 juin, Innocent entrait à Penza. Le temps était beau. La foule était amassée de chaque côté du chemin, aux abords de la cathédrale, et à l’intérieur. Tous s’inquiétaient de l’aspect maladif du nouvel évêque. L’intense souffrance avait imprimé une grande pâleur sur son visage. Sa voix tremblait de faiblesse. Après l’office d’action de grâce, Son Eminence fit une homélie sur le thème de la paix.

Malgré la maladie, le nouvel évêque ne laissa aucun dimanche ni aucune fête sans célébration ni sermon. Son enseignement impressionnait fortement ses ouailles. Il prêchait en versant des larmes. Quand il offrait le sacrifice non sanglant, il s’animait d’une vie nouvelle, surtout quand il invoquait la venue de l’Esprit Saint sur les Dons. Il se prosternait en pleurant et, malgré le poids des vêtements sacerdotaux sur son corps maladif, il ne permettait pas aux diacres de le soutenir. Il s’absorbait tant dans la prière qu’une fois, après le chant des chérubins, il ne remarqua même pas l’agitation qui gagnait le peuple à la nouvelle d’un incendie qui s’était déclaré dans la maison épiscopale.

Il y avait beaucoup de travail pour réorganiser le diocèse. Le clergé n’était pas à la hauteur escomptée. La maison épiscopale était « comme une cabane ou une mauvaise auberge » : son plancher se soulevait sous les pas, les vitres étaient enfumées et brisées, la pluie traversait le toit. Le garde forestier avait pris possession des terres de l’évêché. Bref, tout était à rectifier.

Après avoir inspecté les églises et les établissements de théologie de la ville, l’évêque entreprit une tournée à travers le diocèse. Il eut beaucoup de peine quand il vit la pauvreté des églises. Certaines n’avaient ni bible, ni aucun des livres nécessaires à la célébration du cycle ecclésial. Elles n’avaient parfois que trois ou quatre vêtements sacerdotaux, dont un seul en soie, et tous les autres en toile. La visite à Saratov, en revanche, fit bonne impression à l’évêque. Il y avait là dix églises. A la cathédrale, Monseigneur Innocent fit un sermon sur le texte : Magnifiez avec moi le Seigneur et exaltons tous ensemble Son Nom. « Quand je prononçai les mots magnifiez avec moi le Seigneur, j’avais envie d’embrasser tout le monde pour magnifier le Très-Haut. Le peuple était nombreux. La cathédrale, son parvis et son narthex étaient pleins de monde ».Au troisième jour de son séjour à Saratov, l’évêque, totalement épuisé, dut s’aliter.

Deux semaines plus tard, il revint à Penza, où il ne cessa de s’occuper des affaires de son diocèse, et ceci jusque sur son lit de mort. Apprenant que la commission des établissements scolaires et théologiques allait rééditer son Histoire de l’Eglise, il se préoccupa de la révision. C’est à peine si le médecin pouvait le convaincre de prendre ses remèdes. Le regard du malade était constamment tourné vers le crucifix. Une semaine avant la fin, il donna mille roubles pour l’entretien des élèves pauvres des établissement paroissiaux du district de Penza.

- Qui faut-il remercier ?

- Jésus-Christ !

Il était tellement affaibli qu’il ne pouvait même plus soulever un verre d’eau. Pourtant, il ne lâcha pas la plume jusqu’à la fin. L’automne tardif et pluvieux ne faisait qu’accroître ses souffrances. Il n’avait plus que la peau sur les os. De lui émanaient pourtant le calme, la componction et la révérence. On lui disait qu’il ressemblait beaucoup à Saint Dimitri de Rostov : « Ce n’est pas une grande affaire d’avoir une ressemblance extérieure. Si seulement la grâce de Dieu me rendait digne de m’approcher de lui par l’esprit ! »

Pendant cette dernière maladie, personne n’entendit le malade pousser le moindre gémissement. Si quelqu’un compatissait, il coupait court en disant : « Dieu le veut ainsi ! » La nuit du 9 octobre, il appela son serviteur de cellule et lui dit : « Quelle merveilleuse vision j’ai eue ! Il me semblait que les cieux s’étaient ouverts ! Deux jeunes gens lumineux vêtus de blancs sont descendus vers moi des hauteurs, m’ont regardé avec amour, m’ont pris avec eux, moi si faible, et m’ont élevé vers le ciel. Mon coeur s’est rempli d’une joie ineffable et je me suis réveillé ! »

Le 10 octobre au matin, Son Eminence demanda la sainte onction, rassemblant ses dernières forces pour répéter les prières et se soulever un peu. Ensuite, sa langue commença à s’engourdir, sa respiration s’interrompit, et il croisa les bras sur sa poitrine. Les personnes présentes les décroisèrent pour libérer la respiration, mais il les croisa de nouveau.

Les souffrances se prolongèrent jusqu’à six heures du soir, mais le visage était paisible. Puis quelqu’un commença à lire le Psautier. Au psaume cinquante-quatre, les larmes du mourant coulèrent en entendant les mots : j’ai crié vers Dieu et le Seigneur m’a exaucé ! Puis quand on entendit Et moi Seigneur, j’espère en Toi, Monseigneur Innocent poussa le dernier soupir et son âme partit paisiblement vers Dieu. Il s’endormit donc le 10 octobre 1819, dans sa trente-sixième année, après avoir été sept mois évêque, dont trois au sein de son troupeau.

L’office funèbre, au grand étonnement de tous, fut célébré par son prédécesseur, alors à la retraite à Penza. L’inspecteur du séminaire, l’archimandrite Basile, futur évêque de Tobolsk, prononça un discours remarquable et touchant : « Pourquoi te cacher de nous si vite, lumière de nos yeux ? Pourquoi connais-tu ton coucher à l’aurore même de ta vie ? C’est à peine si nous avons eu le temps - et certains ne l’ont pas eu - de te donner le premier baiser, et tu exiges déjà le dernier. Relève-toi, bon pasteur, et écoute les cris de tes enfants qui t’appellent ! Sois attentif aux sanglots des orphelins qui déversent à tes pieds des larmes de gratitude ! La lente reconnaissance des coeurs pénétrés de ta bonté n’a pas eu le temps d’offrir un sacrifice digne de toi que tu donnes déjà ton âme pour tes brebis. Quel amour saurait être plus élevé et plus fort que celui-ci ? Oh, si seulement nos pleurs pouvaient ranimer ton coeur, comme jadis ils étaient ranimés par tes paroles ! Mais voici qu’il s’est endormi ; seule la trompette de l’ange aura la force de le réveiller ! En vain notre cri rebelle vient-il troubler ton calme repos, si nécessaire après tous ces labeurs. Reçois la couronne de justice qui t’attend pour ta foi et tes exploits spirituels ! Unis-toi en esprit avec le Seigneur, dont ta bouche portait sans cesse le Nom, ce Nom qui était aussi gravé dans ton coeur. Mais ne nous abandonne pas, même après ton départ ! »

On enterra Innocent sous l’autel de Kazan dans la cathédrale de Penza. Les habitants de la ville célèbrent jusqu’à ce jour des offices pour le repos de l’âme de leur pasteur. La mémoire de ce défenseur zélé et droit de la vérité du Christ, de cet être dévoué et sans méchanceté, de cette âme limpide de petit enfant, de ce bon pasteur, est gardée pieusement par ceux qui souhaitent conserver précieusement l’intégrité et la pureté de l’Orthodoxie.

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