samedi 6 juin 2009

TRAITE SUR L'HOMME (partie V)


Saint IGNACE Briantchaninov Évêque du Caucase et de la Mer Noire



LA CHUTE DE NOS ANCÊTRES




Au milieu du Paradis se dressait l'arbre de vie et l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Après avoir fait entrer les premiers hommes dans le Paradis, le Seigneur donna à Adam l'ordre suivant : « Tu pourras manger de tous les arbres du jardin, mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras » (Gen.2,16-17). Ce commandement éclaircit bien des questions. Comme nous l'avons vu plus haut, il est clair que les fruits du Paradis sont de nature plus fine et plus puissante que les fruits terrestres, qu'ils agissent non seulement sur le corps, mais aussi sur l'âme et l'intellect. La connaissance du bien et du mal était peut-être réservée à ceux qui maîtriseraient l'œuvre qui leur était attribuée, cultiver et garder le Paradis ; pour les hommes nouvellement créés, elle était prématurée et mortelle.


Cet enseignement nous vient de l'expérience des grands moines. Ils ordonnent en effet aux athlètes débutants de rejeter toute mauvaise pensée, dès qu'elle apparaît dans leur esprit, car l'intellect du débutant est fragile et sans expérience : n'ayant pas encore rompu toute sympathie à l'égard du péché, il sera sans nul doute vaincu par ce dernier au moindre entretien entamé avec lui. Aux athlètes chevronnés, les pères recommandent au contraire de ne pas repousser tout de suite la mauvaise pensée, mais de l'examiner, de la décortiquer, de la confondre, et seulement alors, de la rejeter : de cette façon de faire naît une connaissance particulière du combat invisible contre les esprits du mal, la connaissance de leur méchanceté, de leur astuce, mais aussi de la force de la foi, de l'humilité, de la prière. Il existe cependant une connaissance mortelle du mal que l'homme peut développer de lui-même : mortelle car la bonté naturelle de l'homme est alors empoisonnée par une méchanceté consentie, et se transforme elle-même à son tour en méchanceté. Il existe aussi une connaissance utile du mal, accordée par l'Esprit Saint à Ses vases d'élection : l'homme pur et fort examine ainsi les plus subtiles sinuosités du péché, les dénonce sans se mêler à elles, se protégeant lui-même et protégeant ses proches. Gardé ainsi par l'Esprit Saint le Saint, Apôtre Pierre a pu dire à Simon le magicien : « Tu es dans un fiel amer et dans les liens de l'iniquité » (Act.8,23).


Alors que nos ancêtres jouissaient du Paradis, le prince déchu des puissances célestes, déjà rejeté du haut du ciel, vagabondait dans l'univers avec une troupe d'anges ténébreux. Par l'impénétrable volonté de Dieu, l'entrée du Paradis lui était permise, car ce malfaiteur ne s'était pas encore complètement déterminé. Satan se joua de la bonté de Dieu (qui cherche à mettre l'égaré sur la voie de la reconnaissance de son péché et du repentir)pour commettre un nouveau forfait qui allait rendre définitive son inimitié avec Dieu. Il pénétra dans le Paradis, y fit retentir des blasphèmes mensongers qui perdirent les premiers hommes comme furent perdus auparavant au ciel une grande multitude d'anges. S'approchant de la femme, comme d'un être plus faible, et, feignant d'ignorer le commandement de Dieu, il posa cette question maligne : « Dieu a-t-Il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? » (Gen.3,1). Ces paroles présentaient l'infinie bonté de Dieu comme insuffisante et Son saint et bienfaisant commandement comme cruel et pénible ! La femme engagea la conversation avec une certaine confiance, s'efforçant de le contredire en citant les paroles exactes du commandement : « De l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez point et vous n'y toucherez point de peur que vous ne mourriez » (Gen.3,3). Alors le malfaiteur commença ouvertement à contester le commandement de Dieu et sa justesse. Comme il est effrayant de répéter ces paroles insolentes et blasphématoires ! « Vous ne mourrez point, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal » (Gen.3,5). La femme s'attarda à écouter les paroles du serpent (c'est ainsi que l'Écriture nomme l'ange déchu ), malgré le poison qu'elles contenaient de manière si évidente ; ayant oublié aussi bien le commandement que la menace, elle se mit à examiner l'arbre, sa raison séduite par le mensonge du diable. Le fruit lui parut bon et la connaissance du bien et du mal digne d'intérêt. Elle goûta de l'arbre et décida son compagnon à en faire autant.


Avec quelle facilité s'est accomplie la chute de nos ancêtres ! Mais n'était-elle pas déjà en germe dans leur disposition intérieure ? N'avaient-ils pas déjà délaissé au Paradis la contemplation du Créateur pour celle de leur propre beauté ? La contemplation de soi-même et de la création est bonne, si elle a lieu en Dieu et avec l'accord de Dieu ; sans Lui, elle est périlleuse et tourne vite à la présomption et à la vanité. C'est ce que nous constatons en voyant qu'après avoir écouté le discours du diable, la femme « vit que l'arbre était bon à manger, agréable à la vue et précieux pour ouvrir l'intelligence ; elle prit de son fruit et en mangea ; elle en donna aussi à son mari et il en mangea » (Gen.3,6)


Il est évident que nos ancêtres, ayant désobéi à Dieu pour obéir au diable, se rendirent étrangers au Premier et s'asservirent au second. La mort, qui avait été promise comme salaire de la transgression, les saisit sur le champ : l'Esprit Saint qui reposait sur eux les quitta. Ils furent abandonnés à leur propre nature, contaminée par le poison du péché. Ce poison transmis à l'humanité provenait du diable, dont la nature était corrompue, pécheresse et porteuse de mort. La sensation de honte fut la première et triste manifestation du péché qui résidait en eux à la place de l'Esprit Saint. Comprenant qu'ils étaient nus, ils se firent immédiatement des ceintures de feuilles de figuier pour couvrir ces membres qui ne présentaient à leurs yeux aucune laideur avant la chute, comme c'est encore le cas aujourd'hui chez les petits enfants qui ignorent toute convoitise coupable. « L'âme d'Adam s'est donnée la mort en se séparant de Dieu par la désobéissance ; car par son corps, il vécut après la chute jusqu'à l'âge de 930 ans. La mort, qui atteint l'âme en raison de la désobéissance, la rend indigne et attire sur l'homme la malédiction ; elle soumet en plus le corps à son pouvoir, après lui avoir infligé bien des maux » (Saint Grégoire Palamas, Lettre à la moniale Xénia). « Adam, tout en étant vivant, était mort également : il mourut à l'heure où il goûta de l'arbre interdit » (Théophilacte de Bulgarie, Commentaire sur Lc.20).


Dieu est omniprésent. Il assista à la transgression, mais Il n'apparut sensiblement en parcourant le Paradis qu'après midi, lorsque nos ancêtres avaient déjà commis leur crime. Il est vraisemblable qu'ils aient goûté le fruit défendu vers midi, car c'est à cette heure que le Fils de l'homme étendit Ses bras sur la Croix pour racheter, par Ses mains clouées sur le bois, l'audace de ceux qui avaient tendu la main vers le fruit de l'arbre interdit. Nos ancêtres avaient été honorés du libre arbitre ; avec lui leur fut donné un guide, le divin Esprit de sagesse. Il fallait, en toute justice, que cette liberté pût s'exprimer selon son bon vouloir ; elle s'exprima par le suicide.


Cependant, à peine la blessure infligée, le Seigneur miséricordieux apparut pour la guérir : « Adam et Ève entendirent la voix du Seigneur Dieu qui parcourait le jardin après midi » (Gen 3,8). Se cachant l'un de l'autre avec les feuilles du figuier, ils tentèrent aussi de se cacher de Dieu, au milieu des arbres du Paradis : comme ils étaient soudain enténébrés ! En disant : « Adam, où es-tu ? » (Gen.3,9), le Seigneur exprima, au dire des Pères, une suprême miséricorde et une grande compassion (Voir Dorothée de Gaza, ch.1).C'est comme s'Il avait dit : dans quel malheur es-tu tombé ? Par quelle profonde et accablante chute viens-tu d'être éprouvé ? « Adam, où es-tu ? » : mais le pécheur enténébré ne comprit pas que cette voix l'appelait à reconnaître sa transgression et à se repentir ! Il s'efforça de se justifier : « J'ai entendu Ta voix dans le jardin, j'ai eu peur car je suis nu, et je me suis caché » (Gen.3,10). Confondu, il n'avoua pas. Au lieu de se repentir, il s'adressa à Dieu avec audace : « La femme que Tu as mise auprès de moi m'a donné de l'arbre et j'en ai mangé » (Gen.3,12), c'est-à-dire, d'après Saint Dorothée, « Le malheur qui m'atteint est de Ta faute : la femme que Tu as mise auprès de moi... ». Voyant Adam endurci, le Seigneur se tourna vers la femme et lui dit avec miséricorde : « Pourquoi as-tu fait cela ? » (Gen3,13). Mais la femme ne manifesta pas davantage de repentir, n'implora pas la miséricorde divine, et tenta de se justifier en accusant le serpent.


Profondément corrompus par le mal qui avait pénétré comme un éclair leur intellect, leur cœur, leur âme et leur corps, nos ancêtres n'avouèrent pas leur péché, se justifièrent avec audace et orgueil, et furent finalement soumis au jugement et au châtiment de Dieu. La sentence tomba en premier lieu sur le serpent, initiateur du crime. Elle frappa ensuite la femme, première à transgresser le commandement et responsable de la perte de l'homme. En dernier lieu, elle toucha l'homme, coupable d'avoir désobéi à Dieu pour obéir à la femme. Le serpent, c'est-à-dire le diable, fut définitivement rejeté, abandonné entièrement à sa méchanceté. Dorénavant, aucune bonne pensée, digne du ciel et suscitée par la grâce divine, ne pouvait plus le toucher : « Tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie » (Gen.3,14). L'hostilité s'instaura entre le lignage de la femme (représenté par le Dieu-Homme dans Sa nature humaine, et par les hommes qui croient en Lui, revêtus de l'armure de Dieu) et celui du diable (les anges déchus et le péché). Dès le début de cette guerre, il est annoncé que le Dieu-Homme, issu du lignage de la femme, écrasera la tête du serpent. Aussi est-il commandé aux disciples du Dieu-Homme d'être attentifs à la tête du serpent, c'est-à-dire de reconnaître et de rejeter toutes les œuvres du diable dès leur première manifestation. En raison de la soumission volontaire des hommes, le diable obtint la permission d'attaquer les enfants des femmes pendant leur séjour terrestre, de scruter la faiblesse de leur talon. C'est ainsi que le diable observe le talon de chaque juste devant le Christ, d'Abel le juste, jusqu'aux justes des derniers temps. Enténébré par son audace et sa méchanceté, il n'a pas hésité à s'attaquer au Dieu-Homme Lui-Même. De nombreux maux furent imposés à la femme, particulièrement les douleurs de l'enfantement ; elle s'est vue soumise à son mari. L'homme dut se mettre à la recherche de sa nourriture, la terre ayant été maudite à cause de lui. La vie terrestre est le cadre de toutes ces souffrances, la mort est leur fin. Après l'annonce de la sentence, Adam et Ève furent chassés du Paradis et précipités sur la terre (Gen.3,22-23).



LA MORT DE L'ÂME



Immédiatement après la transgression, l'homme déchu subit le plus grand des châtiments, la mort de son âme. Il fut privé dès lors du Saint Esprit qui, selon Saint Macaire le Grand, est comme l'âme du chrétien parfait. Il fut abandonné à sa propre nature, qui avait été contaminée par le péché en entrant en communion avec le démon. À la suite de cette soumission à la mort et au péché, les éléments qui composent l'homme se désunirent et commencèrent à agir l'un contre l'autre : le corps résista à l'âme, les forces qui constituent celle-ci engagèrent la lutte l'une contre l'autre, et l'homme se retrouva dans un désarroi complet. La force du désir se transforma douloureusement en une convoitise insatiable. La force du courage et de la volonté se transforma en diverses sortes de colère, depuis la fureur délirante jusqu'à la rancune raffinée. La force de la parole, devenue étrangère à Dieu, perdit la possibilité de régner sur les autres forces et de les diriger avec justesse. Pire encore, l'âme s'asservit d'elle-même au péché, lui offrant en permanence des sacrifices de malignité, d'hypocrisie, de mensonge et de présomption. Des dissensions virent le jour à l'intérieur de l'âme, agitant l'être humain entier de pensées injustes et incontrôlées, engendrant des sensations douloureuses, que la conscience affaiblie et privée de la Vérité s'efforçait en vain de dénoncer.


L'homme avait été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu : il y eut un changement dans ce domaine aussi après la chute. La ressemblance, qui consistait en une totale absence de mal, fut détruite, entraînant la détérioration de l'image, sans toutefois l'anéantir complètement. « Sachons que l'image de Dieu se trouve même dans l'âme de l'infidèle, mais la ressemblance n'existe que chez le chrétien vertueux. Lorsqu'un chrétien commet un péché mortel, il n'est privé que de la ressemblance avec Dieu, mais pas de l'image. Même s'il est condamné à la souffrance éternelle, l'image de Dieu demeure en lui pour l'éternité, bien qu'il ne puisse plus y avoir de ressemblance » (Saint Dimitri de Rostov). « Je suis l'image de Ta gloire ineffable, même si je porte la marque du péché... Relève-moi à Ta ressemblance et fais-moi retrouver mon ancienne beauté » (Office de l’enterrement d'un laïc).




LA SOUMISSION DE L'HOMME AU DIABLE



Le fruit terrible de la chute fut la soumission de l'homme au diable, l'inévitable communion avec lui. Voici comment Saint Macaire le Grand parle de cette attristante soumission : « Le royaume des ténèbres, le prince pervers, a, dès le commencement, réduit l'homme en servitude ; il a enveloppé et revêtu son âme de la puissance des ténèbres. Comme on fait d'un homme un roi, comme on le couvre de vêtements royaux, pour que de la tête aux pieds il soit revêtu d'ornements royaux, le prince pervers a revêtu du péché l'âme et toute sa substance, il l'a souillée tout entière et l'a réduite tout entière en esclavage dans son royaume. Il n'a laissé en liberté aucun de ses membres : ni ses pensées, ni son intellect, ni son corps ; mais il l'a couverte entièrement de la pourpre des ténèbres. (...) C'est l'homme tout entier, âme et corps, que le malin a souillé et renversé ; et il a revêtu l'homme d'un vieil homme, souillé, impur, ennemi de Dieu et qui ne se soumet pas à la loi de Dieu, le péché même, de sorte que l'homme ne voit plus comme il veut, mais voit et entend de façon perverse, que ses pieds sont empressés à faire le mal, que ses mains commettent l'iniquité et que son cœur a de mauvais dessins. (...) Le péché et l'âme sont mêlés, bien qu'ils aient chacun leur propre nature. (...) Comme un vent sauvage qui souffle dans une nuit obscure et ténébreuse, ébranle, agite et secoue toutes les plantes et toutes les graines, l'homme qui est tombé au pouvoir de la nuit, des ténèbres et de satan, et qui vit dans cette nuit ténébreuse, est violemment secoué, agité, ébranlé par le vent terrible du péché, qui souffle et pénètre toute sa nature, son âme, ses pensées, son intellect, et qui secoue tous les membres de son corps ; aucun membre du corps ni de l'âme ne demeure libre et impassible à l'égard du péché qui habite en nous » (Deuxième Homélie). Après la chute et jusqu'à notre rédemption par notre Seigneur Jésus-Christ, « c'est par une contrainte tyrannique que l'homme était entraîné par l'ennemi, et ceux-là mêmes qui voulaient éviter le péché étaient presque forcés de le commettre ». Comme le disait l'Apôtre (Rom.7,19) en notre nom : « Le bien que je veux, je ne le fais pas, et le mal que je ne veux pas, je le commets » (Dorothée de Gaza 1,4). Le diable agit en nous par des pensées, des rêveries coupables, des sensations, qui agitent et échauffent le sang, engloutissant notre bon sens et toute la force de notre volonté sous des vagues et des flammes déferlantes. Toutes ces passions suscitent des actions intimement liées aux divers mouvements du sang ; là où agit le mouvement du sang, se trouve aussi immanquablement la passion et l'action des démons. Cet état de choses est inconcevable pour l'homme enténébré par la chute et qui demeure dans sa chute. Les pensées et les rêveries malignes agissent si subtilement et si astucieusement dans son âme, qu'il les imagine nées d'elles-mêmes, et non sous l'action d'un mauvais esprit étranger, qui agit sans être reconnu (Saint Macaire le Grand).


En quoi consistait le péché des premiers hommes ? En apparence, uniquement à avoir mangé de l'arbre interdit. C'est en fait beaucoup plus que cela si nous le voyons comme la transgression par la créature du commandement du Créateur, comme un acte de la créature dirigé contre la volonté du Créateur. Il revêt une importance bien plus considérable encore si nous y reconnaissons une tentative de l'homme de se faire l'égal de Dieu. C'est justement cette tentative que Dieu releva par les paroles (emplies d'une indescriptible compassion) qu'Il prononça en chassant nos ancêtres du Paradis : « Voici, l'homme est devenu comme l'un de Nous, par la connaissance du bien et du mal » (Gen.3,22). « L'antique Adam s'est trompé et, voulant être dieu, ne le fut pas » (Acathiste à la Mère de Dieu).


Le diable séduisit l'homme pour lui transmettre son péché. Ce péché était sa propre création : il avait conçu en lui-même de devenir l'égal de Dieu, travaillé cette pensée, œuvré pour la réaliser, contaminé toute une foule d'autres esprits qu'il avait persuadés de partager ses sentiments, puis il s'était levé ouvertement contre Dieu. Le péché de l'homme au contraire était le fruit de la séduction, il n'avait pas été prémédité ; il résultait d'une pratique négligente et faussée de l'activité qui lui revenait au Paradis. Malgré cela, le péché rendit l'homme complice et prisonnier du diable ; mais comme la chute était due à une tromperie, le châtiment fut adouci par la promesse d'une rédemption.

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