mardi 3 février 2009

LE PELERIN




Essai ascétique de
(Saint Ignace , Évêque du Caucase et de la Mer Noire)

D'où viens-Tu ? Où se trouve Ta demeure habituelle ? Où étais-Tu auparavant ? Pourquoi m'as-Tu laissé jusqu'à maintenant orphelin, dans la solitude, dans la pauvreté, dans une mort horrible ! Puisque je T'ai connu, je comprends qu'en effet, sans Toi, tel était mon état ! Ma situation était tellement malheureuse ! Je me trouvais dans l'antichambre du ténébreux enfer, jeté dans un profond précipice, sans issue. Ne m'abandonne pas ! Sans Toi, je ne puis être ! Si Tu me laisses à nouveau, je me retrouverai aux portes de l'enfer, dans l'abîme, dans un insupportable et indescriptible malheur.
Tu viens ! Je ne vois pas le chemin que Tu as emprunté. Je vois Ton arrivée, non pas par mes yeux de chair, mais par une sensation. Tu ne laisses pas le temps de comprendre Qui arrive, et d'ailleurs, Tu n'en donnes pas les moyens non plus. Tout à coup, Tu apparais dans l'âme, Invisible et Inconcevable ! Tu apparais dans un calme et une finesse ineffables; en même temps, Tu viens avec le pouvoir et la force du Créateur, car Tu modifies l'homme entier, Tu le transformes, Tu le recrées, Tu renouvelles l'esprit, le coeur et le corps ! Toi, le Puissant, Tu entres dans la maison, tu ligotes le fort et Tu ravis les vases de la maison, non pour la perdition, mais pour le salut ! La maison et les vases étaient déjà à Toi auparavant, mais Tu les aménages à Ton gré. Ils s'étaient d'eux-mêmes tristement asservis au ravisseur. Jusqu'à présent, mon esprit, mon âme et mon corps étaient au pouvoir du cruel souverain, ils agissaient sous son influence. Tu es venu, et ils sont à présent à Ta disposition, ils se mettent à agir sous Ta sainte et bienheureuse influence.
Comment T’appellerai-je ? En quels termes parlerai-je de Toi à mes frères ? Comment leur transmettrai-je le Nom du Pèlerin qui a fait un détour pour s'abriter sous l'appentis de mon âme, vétuste et totalement délabré, ouvert à tous vents, à la pluie et à la neige, bon uniquement à héberger des animaux ? Qu'as-Tu donc trouvé dans mon coeur, où se succèdent toutes sortes de pensées pécheresses, qui pénètrent sans difficulté comme dans une mangeoire, une auge à cochons, pour se repaître de sensations passionnelles ? Il me semble connaître le Nom de mon Hôte. Cependant, en voyant mon impureté, j'ai peur de Le prononcer. Le seul fait de prononcer sans une grande piété ce très grand et très saint Nom peut entraîner une condamnation : que dire alors de la présence même du Nommé !
Pourtant Tu es présent ! Ta bonté illimitée T'a conduit vers un mauvais pécheur, afin que ce pécheur, ayant connu la dignité et le destin de l'homme, ayant goûté par l'expérience et la sensation combien le Seigneur est bon (Ps.33), abandonne la voie des iniquités, le marais des passions malodorantes auxquelles il s'était attaché, se préoccupe d'acquérir la pureté par le repentir, et devienne Ton temple et Ta demeure.
Comment vais-je nommer ce Pèlerin qui séjourna chez moi et en moi ? Cet Hôte merveilleux qui est venu me consoler dans mon exil, guérir ma maladie incurable, me sortir du gouffre obscur, me conduire dans les gras pâturages du Seigneur, me placer sur le chemin droit et saint, ôter le rideau opaque qui était jusqu'à présent tendu devant mes yeux, cachant mon Dieu et la grandiose éternité ? Ce Maître qui m'a enseigné la science, non pas celle des hommes, mais celle de Dieu ? Appellerai-je ce Maître lumière ? Mes yeux ne voient pas cette lumière; pourtant, elle éclaire mon esprit et mon coeur mieux que toute parole, que tout enseignement humain. Elle s'exprime sans parole, à une vitesse fulgurante, comme un étrange attouchement de l'esprit, comme un acte à l'intérieur même de l'esprit (comment décrire l'indescriptible?). L’appellerai-je feu ? Mais Il ne brûle pas, Il rafraîchit et désaltère de façon si plaisante, tel « un murmure doux et léger » (IRois 19,12). Pourtant, passions et pensées pécheresses Le fuient comme le feu. Il ne prononce aucune parole, cependant il parle, enseigne, chante merveilleusement, mystérieusement, dans une ineffable douceur, avec une finesse qui renouvelle et transforme le coeur et l'esprit qui l'écoutent dans l'hésychia de leur chambre intérieure. Il n'a ni forme ni aspect, rien en Lui n'est accessible à nos sens. Il est totalement immatériel, invisible, d'une extrême subtilité. Soudain, inopinément, avec une douceur inexprimable, Il apparaît dans l'esprit, dans le coeur, se répand progressivement dans l'âme entière et dans tout le corps et en prend possession, éloigne tout ce qui vient du péché, arrête l'action de la chair et du sang, rassemble ce qui dans l'homme était éparpillé, rend son intégrité à notre nature qui s'était brisée en mille morceaux après la chute, comme se brise un vase d'argile. Qui, devant cette réédification, ne reconnaîtrait pas la main du Créateur qui seul à le pouvoir d'édifier ou de reconstruire?
Jusqu'à maintenant, j'ai exposé les faits sans nommer Celui qui en est la source. J'ai peur de Le nommer ! Regardez-moi bien, frères ! Observez ce qui s'accomplit en moi ! Dites-moi donc ce qui s'opère en moi et Qui en est l'artisan ! Je sens, je perçois en moi la présence du Pèlerin. D'où est-Il venu et comment est-Il apparu en moi, je l'ignore ! Quand Il est présent, Il demeure invisible et totalement inconcevable. Il est présent; Il agit en moi et me possède sans détruire mon libre arbitre, l'entraînant dans l'ineffable sainteté de Sa volonté. Il a pris mon esprit par Sa main invisible, il a pris mon coeur, mon âme et mon corps. A peine ont-ils senti cette main qu'ils se sont animés. Ils ont vécu une nouvelle sensation spirituelle, un nouveau mouvement spirituel. Jusqu'à présent, j'ignorais cette sensation et ce mouvement, je ne supposais même pas leur existence. Quand ils firent leur apparition, les sensations et les mouvements de la chair et de l'âme furent comme ligotés et cachés, ils disparurent comme une mort, alors que l'état nouveau naissait comme la Vie. Au contact de cette main sur mon être, mon esprit, mon coeur et mon corps s'unirent, ils formèrent une entité; puis ils s'absorbèrent en Dieu et y demeurèrent tant que cette main invisible, inconcevable et toute puissante les maintenait ainsi. Qu'ai-je donc ressenti alors ? Mon être entier était plongé dans un silence profond, mystérieux, en-dehors de toute pensée, de toute rêverie, de tout mouvement de l'âme provoqué par le sang; sous la direction de l'Esprit Saint, mon être entier se reposait tout en agissant. Il n'est pas de mot pour exprimer cela. J'étais comme ivre, oubliant tout, me nourrissant d'une nourriture inconnue, incorruptible. Je me trouvais dans le domaine de l'immatériel, en-dehors de toute chose sensorielle, au-delà de la matière, de la pensée, de la compréhension. Je ne sentais plus mon corps. Mes yeux regardaient sans voir, voyaient sans voir, mes oreilles entendaient sans entendre, tous mes membres étaient ivres, mes jambes vacillaient, je devais me cramponner à quelque chose pour ne pas tomber, ou bien me coucher, prostré sur mon lit comme un malade sans souffrance, affaibli par une surabondance de forces. « La coupe du Seigneur », la coupe de l'Esprit « enivrante » (Ps.22,5). Je passais ainsi des jours, des semaines...Le temps était comme abrégé ! Un silence admirable saisissait l'esprit, le coeur et l'âme, qui de toutes leurs forces tendaient vers Dieu, se perdant ( si l'on peut dire ) dans le mouvement éternel de l'immensité. Ce silence... En réalité un entretien sans parole, sans diversité, sans pensée, au-dessus des pensées. Le Pèlerin qui accomplit tout cela a une voix et des paroles inhabituelles, qui sont mystérieusement entendues sans qu'aucun son ni aucun mot ne soit prononcé. Je cherche ce que les Ecritures auraient pu dire à ce sujet, pour connaître le pèlerin merveilleux. Je m'arrête involontairement sur les paroles du Sauveur : « L'Esprit souffle où Il veut et tu entends Sa voix, mais tu ne sais ni d'où Il vient ni où Il va; il en est de même de tout homme qui est né de l'Esprit » (Jn.3,8). Comment nommer l'acte même ? Il pacifie, unit l'homme d'abord à lui-même et ensuite à Dieu; comment ne pas reconnaître le souffle d'une paix divine pleine de grâces « qui surpasse toute intelligence, prend sous sa garde vos coeurs et vos pensées dans le Christ Jésus » (Phil.3,7). Ce souffle est accordé par l'Esprit Saint, il vient vers l'homme et le renouvelle. C'est ainsi ! A ce moment-là, l'esprit et le coeur deviennent évangéliques, ils appartiennent au Christ. L'homme voit alors l'Evangile transcrit sur les tables de son âme par le doigt de l'Esprit.
Le divin Pèlerin s'en va : Il disparaît aussi imperceptiblement que pour son arrivée. Dans tout mon être, Il laisse un parfum d'immortalité, immatériel comme Il l'est Lui-même, un parfum spirituel et vivifiant, senti grâce à cette nouvelle perception implantée ou ressuscitée en moi. Ranimé et nourri par ce parfum, je peux écrire et dire à mes frères une parole de vie. Mais une fois ce parfum épuisé, au moment où l'odeur mortelle des passions envahira mon âme, ma parole sera sans vie, contaminée par la puanteur et la corruption...
Mais peut-être quelqu'un, en voyant que ces paroles décrivant l'action de l'Esprit sortent de la bouche d'un pécheur, hésitera par manque de foi, aura des pensées troubles, supposera que ce qui est décrit est le fruit d'un leurre démoniaque ! Alors qu'il rejette aussitôt cette pensée blasphématoire ! Non ! Non ! Ce n'est pas le cas ! Dites-moi, est-ce le propre du diable, cet ennemi, ce meurtrier des hommes, de devenir leur médecin ? Est-ce le propre du diable de rassembler les forces dispersées de l'homme, tranchées par le péché ? De le tirer de l'esclavage du péché vers la liberté ? De le libérer des résistances et des luttes intestines pour le conduire vers la sainte paix du Seigneur ? Le diable peut-il sortir l'homme du profond abîme de la méconnaissance de Dieu pour lui fournir une connaissance vivante, expérimentale, rendant inutile toute preuve extérieure ? Le diable peut-il prêcher et commenter en détails le Rédempteur, et expliquer comment on peut L'approcher par le repentir ? Est-ce le propre du diable de rétablir l'image déchue, de remettre de l'ordre dans le dérèglement de la ressemblance ? D'apporter la jouissance de la pauvreté spirituelle et avec elle celle de la Résurrection, du renouvellement et de l'union avec Dieu ? D'élever l'homme jusqu'à la Théologie face à laquelle il n'est plus rien, sans pensée, sans désir, absorbé dans un silence merveilleux ? Dans ce silence, toutes les forces de l'être humain qui tendent vers Dieu s'épuisent et disparaissent, pour ainsi dire, devant l'infinie grandeur de Dieu (Job20,6).
Dieu, le souverain Maître de l'homme, qui fut et est encore son Créateur, agit d'une façon bien spécifique, et le leurre d'une autre façon. Celui qui a créé et crée encore ne resterait-Il pas le Créateur ? Ecoute, mon frère bien-aimé, écoute ce qui différencie l'action du leurre de celle de Dieu! Lorsque le leurre approche l'homme, soit dans sa pensée, soit dans une rêverie ou une opinion subtile, soit dans une manifestation visible par les yeux du corps, ou audible par les oreilles, il s'avance toujours, non comme un souverain absolu, mais comme un séducteur qui recherche l'approbation, et qui prend pouvoir sur l'homme après son approbation. Ses agissements, qu'ils aient lieu à l'intérieur ou à l'extérieur de l'homme, sont en réalité toujours extérieurs: l'homme a le pouvoir de les rejeter. Au début, le leurre est accueilli avec un certain doute du cœur ( cependant, ceux qui ont été totalement asservis au leurre n'ont même plus de doute ). Le leurre n'a pas le pouvoir de rassembler ce qui dans l'homme avait été éparpillé par le péché, il n'arrête pas les mouvements du sang, il n'enseigne pas le repentir à l'ascète, il ne lui présente pas une image humiliante de lui-même; bien au contraire, il suscite en lui la rêverie, il met le sang en mouvement, apporte une jouissance insipide et empoisonnée, le flatte subtilement et lui suggère la présomption, installe une idole, le « moi ».
L'acte divin est immatériel, invisible, inaudible, inattendu, inconcevable, inexplicable et incomparable à quoi que ce soit dans le siècle présent : il vient et opère mystérieusement. Il commence par montrer à l'homme le péché, étale son ampleur et le maintient en permanence devant ses yeux. Il amène l'âme à se condamner elle-même, lui montre la chute, cet abîme de perdition obscur, horrible et profond, dans lequel est tombé le genre humain à la suite du péché de notre ancêtre. Ensuite, petit à petit, il accorde à l'homme un redoublement d’attention et la contrition du coeur pendant la prière. Ayant ainsi préparé le vase, il surgit soudain inopinément, de façon immatérielle, touche les morceaux tranchés et les réunit. Comment cela a-t-il lieu ? Je ne puis l'expliquer : je n'ai rien vu ni rien entendu mais je me vois changé sous l'action du Souverain. Lors de ce changement, le Créateur agit de la même façon qu'au moment de la Création. Dis-moi ! Le corps d'Adam, pétri dans l'argile, allongé devant son Créateur et encore sans âme, pouvait-il comprendre la vie ou seulement la percevoir ? Lorsque soudain l'âme lui fut insufflée, eut-il le temps de la réflexion ? Eut-il l'opportunité de l'accepter ou de la refuser ? Une fois créé, Adam se sentit tout à coup vivant, pensant et désirant ! C'est avec la même soudaineté que Dieu accomplit le renouvellement de sa créature. Le Créateur était et est encore le Souverain absolu, il agit donc en souverain, d'une façon surnaturelle et impensable, incompréhensible, subtile, spirituelle et totalement immatérielle.
Mais le doute te trouble encore ! Tu me regardes, tu vois un pécheur et tu te demandes involontairement : est-ce possible que l'Esprit Saint agisse dans un tel pécheur, chez qui les ravages des passions sont si manifestes et si forts ? Cette question est fort légitime. Elle me rend perplexe moi aussi, et elle m'effraie. Je suis plein de passions, je commets des péchés qui font de moi un adultère qui trahit son Dieu, je vends mon Dieu pour le prix abominable du péché. Cependant, malgré cette trahison permanente, cette conduite inconstante et perfide, Il demeure immuable. Bienveillant, Il attend patiemment mon repentir, Il m'attire par tous les moyens vers ce repentir. As-tu entendu ce que le Fils de Dieu dit dans l'Evangile ? : « Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin du médecin, mais les malades...Je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs » (Mt.9,12-13). C'est ainsi que le Sauveur parlait et agissait; il prenait part à la table des publicains et des pécheurs. Il les introduisait dans la parenté spirituelle des justes par la foi et la vertu. Tu es étonné, frappé par la bonté illimitée du Fils de Dieu ! Sache que l'Esprit Saint aussi est bon, Il désire tout autant le salut de l'homme, Il est doux, bienveillant, magnanime et miséricordieux. L'Esprit est une des trois Personnes de la Sainte Trinité, égales en honneur, qui constituent sans confusion ni séparation un Être Divin unique par Sa nature.
La reconnaissance de son péché, le fait de le pleurer attire l'Esprit Saint vers l'homme. Plus l'homme est attentif à son péché, plus il pleure sur lui-même, et plus il est agréable à l'Esprit Saint qui, comme un médecin, ne s'approche que des malades qui reconnaissent leur maladie, et se détourne de ceux qui s'enrichissent de leur vaine présomption (Lc.1,53). Examine-toi et sois attentif à ton péché ! Ne le quitte pas des yeux ! Renonce à toi-même et n'attache aucun prix à ta vie ! (Act.20,24). Adonne-toi entièrement à cette contemplation de ton péché et aux pleurs ! Alors, sans t'en rendre compte, tu te verras renouvelé par l'Esprit Saint, d'une façon inconcevable et a fortiori inexplicable. L'Esprit Saint viendra à toi lorsque tu ne L'attendras pas, Il agira en toi lorsque tu te reconnaîtras absolument indigne de Lui.
Si toutefois, tu épies l'arrivée en toi de la grâce, alors prends garde ! Tu es dans un état dangereux ! Une telle attente témoigne d'un sentiment inavoué de présomption : tu crois être digne de cette grâce et c'est du pur orgueil. Le leurre suit facilement l'orgueil et s'y attache aisément. Le leurre est un éloignement de la Vérité et de l'Esprit Saint qui coopère avec Elle, c'est une inclination vers le mensonge et vers les esprits déchus qui apportent leur concours au mensonge. Le leurre existe déjà dans la présomption (le fait de se croire digne), dans l'attente même de la grâce. Ce sont les premiers stades du leurre, comme le germe et la fleur sont les premières étapes du fruit mûr, et de ces fausses conceptions naissent les fausses sensations. Le leurre de soi-même ne tarde pas à s'unir à la séduction des démons. Les démons sont les maîtres dans le domaine du mensonge. Celui qui s'est soumis aux démons se place involontairement sous leur influence : ayant été séduit et enténébré par le mensonge qu'il avait pris pour la vérité, il est privé sans le savoir de sa liberté. Un tel état est bien un état de leurre. Nous y entrons, précipités par notre orgueil et notre amour de nous-mêmes. « Celui qui aime sa vie la perdra, et celui qui hait sa vie dans ce monde la conservera pour la vie éternelle » (Jn.12,18). Amen.

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