dimanche 13 décembre 2009

L'ETRANGER


(Trésor spirituel de Saint Tikhon de Zadonck)

Celui qui quitte sa maison et sa patrie pour s’installer sur une nouvelle terre s’apprête à vivre en étranger, en voyageur de passage. Dans ce monde de calamités éloigné de la patrie céleste, le chrétien est lui aussi un étranger, un voyageur de passage. Nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous recherchons celle de l’avenir, dit le saint apôtre Paul (Hb.13,14). David aussi confesse : je suis un étranger chez Toi, un pèlerin, ainsi que tous mes pères (Ps.38,14). Et il ajoute dans sa prière : je suis un étranger sur la terre, ne me cache pas Tes commandements (Ps.118,19).

L’homme qui s’est exilé sur une terre étrangère multiplie les efforts pour atteindre le but qui a motivé cet exil. Le chrétien, appelé par la Parole de Dieu et renouvelé par le Saint Baptême en vue de la vie éternelle, multiplie aussi les efforts pour ne pas être privé de celle-ci, car elle se conquiert ou se perd en ce monde.

L’homme qui vit sur une terre étrangère agit avec crainte, car il évolue en milieu inconnu. Le chrétien aussi a peur de tout en ce monde : il se garde des esprits méchants, du péché, des illusions, des méchants et des impies.

Tous s’écartent de l’étranger et se méfient de lui, car il n’est pas des leurs. Ceux qui aiment le monde, les fils de ce siècle, s’éloignent aussi du vrai chrétien et le haïssent, car sa conduite s’oppose à la leur. Le Seigneur dit d’ailleurs : si vous étiez du monde, le monde aimerait son bien ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, puisque Mon choix vous a tirés du monde, le monde vous hait (Jn.15,19). On dit que la mer ne garde pas les cadavres, mais les rejette. Le monde inconstant, lui aussi, rejette les âmes pieuses, mortes au monde. Celui qui aime le monde est son enfant chéri, mais celui qui méprise ses convoitises illusoires est son ennemi.

L’homme de passage sur une terre étrangère ne fait pas d’acquisition : ni maison, ni jardin, ni rien de tout cela, si ce n’est le strict nécessaire pour vivre. Le vrai chrétien sait aussi que rien dans ce monde n’est immuable : il devra tout abandonner, même son propre corps. Nous n’avons rien apporté dans le monde ; de même, nous n’en pouvons rien emporter (1Tim.6,7). C’est pourquoi le vrai chrétien ne recherchera rien d’autre en ce monde que le nécessaire, suivant les paroles de l’Apôtre : lors donc que nous avons nourriture et vêtement, sachons être satisfaits (1Tim.6,8).

L’étranger retournera dans sa patrie avec des biens mobiliers, comme de l’argent ou des marchandises. Les biens mobiliers que le vrai chrétien pourra emporter avec lui dans l’autre monde sont ses bonnes oeuvres. Ce sont elles qu’il s’efforcera d’amasser ici-bas, tel un marchand qui acquiert des denrées spirituelles. C’est avec elles aussi qu’il se présentera devant le Père Céleste. A cela nous appelle le Seigneur : Amassez-vous des trésors dans le ciel : là, ni la teigne ni la rouille ne détruisent, point de voleurs qui percent et dérobent (Mt.6,20).

Les fils de ce monde se préoccupent du corps corruptible, mais les âmes pieuses se préoccupent de l’âme immortelle. Les fils de ce monde cherchent des trésors temporels et terrestres, mais les âmes pieuses aspirent aux biens éternels et célestes, que l’oeil n’a point vus, que l’oreille n’a point entendus, et qui ne sont pas montés au coeur de l’homme (1Cor.2,9). Contemplant avec l’oeil de la foi ce trésor imprenable et inconcevable, ils dédaignent toutes les richesses terrestres.

Les fils de ce monde courent derrière la gloire d’ici-bas, mais les vrais chrétiens recherchent la gloire du ciel, leur vraie patrie. Les fils de ce monde parent leur corps de précieux vêtements, mais les fils du Royaume de Dieu cherchent à parer leur âme immortelle d’entrailles de miséricorde, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience (Col.3,12). Les fils de ce siècle sont insensés et fous, ils recherchent ce qui n’a aucune valeur. Les fils du Royaume sont raisonnables et sages, ils s’intéressent à ce qui renferme la béatitude éternelle.

L’étranger s’ennuie loin de sa patrie ; le vrai chrétien s’ennuie et trouve pénible de vivre en ce monde. Pour lui, tout ici-bas n’est qu’exil, bannissement ou prison, puisqu’il est loin de sa patrie céleste. Malheur à moi car mon exil s’est prolongé, dit David (Ps.119,5) entouré du choeur des soupirs de tous les saints.

L’étranger s’ennuie sur une terre étrangère, mais il tient bon car il se souvient de ce qui motive son exil. Le vrai chrétien lui aussi s’ennuie en ce monde, mais il supportera tant que Dieu l’ordonne, gardant toujours à l’esprit le souvenir de sa patrie. Les juifs exilés à Babylone se languissaient sans cesse de Jérusalem, ils attendaient avec ferveur le retour. Les vrais chrétiens sont dans ce monde comme sur les rives de Babylone, assis à pleurer et gémir au souvenir de la Jérusalem Céleste (Ps.136). Nous sommes pleins de hardiesse et préférons quitter ce corps pour aller demeurer auprès du Seigneur (2Cor.5,8), dit en soupirant Saint Paul.

Les fils de ce monde s’attachent à lui comme à une patrie, un paradis, c’est pourquoi ils ne veulent pas le quitter. Mais les fils du Royaume s’éloignent de lui par le coeur, et supportent toutes sortes de tribulations pour parvenir dans leur patrie, car pour un vrai chrétien, la vie en ce monde n’est qu’une souffrance et une croix.

Quand l’étranger revient au pays, ses parents, ses voisins et ses amis se réjouissent de son retour, le saluent, lui souhaitent bienvenue. Quand le vrai chrétien termine son pèlerinage ici-bas et parvient à la patrie céleste, les anges et les saints se réjouissent de son arrivée. Quand l’étranger rentre au pays, il vit sans danger, en toute quiétude. De même le vrai chrétien parvenu dans sa patrie céleste se repose, ne craint plus, et vit dans la béatitude et l’allégresse.

Alors regarde, ô chrétien !

Notre vie ici-bas n’est rien d’autre qu’un voyage : la terre M’appartient, dit le Seigneur, et vous n’êtes pour Moi que des étrangers et des hôtes (Lev.25,23).

Notre vraie patrie n’est pas ici mais au ciel. Pour elle nous avons été créés, appelés par la Parole de Dieu, et renouvelés par le Saint Baptême.

Nous ne devons pas, compte tenu de notre vocation céleste, rechercher les biens terrestres ou nous y attacher, sauf pour le nécessaire : la nourriture, les vêtements, un toit...

Le chrétien ne doit rien désirer d’autre en ce monde que la vie éternelle : là où est ton trésor, là aussi sera ton coeur (Mt.6,21).

Celui qui veut être sauvé doit détacher son coeur du monde tant que son âme n’a pas émigré vers les demeures éternelles.

Celui qui cherche la richesse ou la gloire montre qu’il a le monde et non le ciel pour patrie : il comprendra son erreur le jour de sa mort...

VIE DE L'EVÊQUE INNOCENT DE PENZA


« Les athlètes russes de la piété aux dix-huitième et dix-neuvième siècles »

(Edition du Mont Athos)

Moine authentique, érudit, et confesseur de la foi chrétienne, le hiérarque Innocent portait le nom d’Hilaire avant de quitter le monde. Il naquit le 30 mai 1784. Son père était clerc d’une église de Pavlovsk, dans les faubourgs de Moscou.

Dès l’enfance, Hilaire manifesta beaucoup de modestie. Alors qu’il étudiait au séminaire Perervinsky de Moscou, il reçut d’ailleurs le nom de Smirnov, qui signifie calme, paisible. Quand il eut terminé ses études de théologie, cette fois au séminaire de la Laure, on le nomma enseignant. Quatre ans plus tard, il fut promu inspecteur. Sentant la vocation monastique, il reçut la tonsure la même année. En 1810, on le nomma supérieur du monastère d’Ougrech, et par la suite du monastère Znamensky. En 1812, il fut honoré du titre de lauréat des sciences théologiques de l’Académie Théologique de Saint-Pétersbourg, et élevé au rang d’Archimandrite. Dans la capitale, il se distingua par ses dons de prédicateur. En 1813, il était recteur du séminaire théologique, professeur de l’Académie, membre de la Censure Théologique, et supérieur du monastère Saint-Serge.

Enseignant l’histoire de l’Eglise, l’Archimandrite Innocent ne voulait pas dépendre des érudits étrangers ; aussi décida-t-il de vérifier personnellement les événements historiques aux sources mêmes, et de compiler ses propres notes. C’est ainsi que naquit sous sa plume une Esquisse de l’histoire de l’Eglise des temps bibliques jusqu’au dix-huitième siècle, ouvrage qui fut réédité à maintes reprises et constitua bientôt le seul manuel de référence dans les séminaires. Mais il y eut d’autres oeuvres remarquables, notamment la théologie active, l’essai de commentaire sur les deux premiers psaumes, et le commentaire du Symbole de Foi.

Les jours de fête, l’Archimandrite Innocent se retirait au monastère Saint-Serge et, sans préparation, prononçait des sermons inspirés. Pendant ces années-là, son service était constamment récompensé : il fut élevé au rang de docteur en théologie, d’Archimandrite de premier ordre, de supérieur du monastère de Novgorod-Iourev, et reçut même la médaille de Saint-Vladimir Egal-aux-Apôtres, au deuxième degré. Toutefois, ce n’est pas tant l’activité extérieure de cet homme hors du commun qui mérite l’attention, mais sa précieuse vie intérieure.

Depuis sa jeunesse, Innocent aspirait à la vie ascétique. Un jour, au cours d’une lecture, il fut frappé par le portrait du vrai serviteur de la foi que brosse Saint Paul dans son épître à Timothée. Dès lors, il se mit à être particulièrement attentif à lui-même. Comme il était très humble et profondément pénétré de la conscience de son indignité, il entreprit de se juger sévèrement. Sa piété se changea bientôt en un ardent sentiment spirituel, qui lui fit redouter tout acte ou parole injuste, et engager un combat permanent contre les subtils mouvements de l’amour propre et du plaisir. Le Nom du Seigneur devint pour lui une arme de tous les instants. Sa ferveur était si intense qu’il devait souvent s’éloigner d’une lecture ou d’un entretien pour cacher ses larmes. Il aimait à apprendre des gens simples, et cherchait à ce qu’on remarquât ses défauts. S’il constatait chez autrui un sincère désir d’amendement, il lui faisait des reproches. Son intelligence était si pénétrante qu’il paraissait deviner les pensées ou les désirs secrets de ses interlocuteurs. Il dévoilait d’ailleurs parfois des péchés cachés. A ceux qui cherchaient auprès de lui quelque instruction, il exposait la nécessité absolue de se souvenir partout et en tout temps du Nom de Jésus Christ : « Le Nom de Jésus Christ, telle une arme flamboyante entre les mains du Séraphin, nous protège des offensives de la tentation. Que ce seul, grand, et inestimable Nom demeure dans notre coeur ! Qu’il soit dans notre esprit et notre mémoire, dans notre imagination, devant nos yeux et dans nos oreilles, sur les portes et sur le seuil, à table et sur notre couche. Il rendra ferme notre esprit en face de l’ennemi, nous accordera la vie éternelle, et nous enseignera la sagesse sans le secours d’aucun raisonnement ». Il enseignait également la puissance invisible du signe de la Croix. Fuyant comme le feu les paroles vaines, il se répétait à lui-même : « Innocent, souviens-toi que tu seras justifié ou condamné par tes paroles ! » (Mt.12,37)

Quand il enseignait, l’archimandrite ne recherchait pas l’éloquence ; néanmoins, ses paroles animées étaient toujours empreintes de force et d’ardeur. Pendant l’office divin, on percevait qu’il se tenait devant le Seigneur Lui-même. On décelait l’intense prière de son coeur aux soupirs et aux larmes qui ponctuaient ses ecphonèses.

Innocent ne pouvait pas souffrir les jugements. Un jour qu’on lui faisait part d’infâmes calomnies répandues à son sujet, il répondit : « Ne fais pas de reproche, frère, mais prie ! Comment pourrais-je être irrité par mon ennemi ? Mon vêtement même n’est-il pas là pour me rappeler l’absence de rancune des petits enfants ? » Ainsi, il coupait court à toute conversation concernant les défauts d’autrui.

Innocent s’attristait profondément du fossé qui séparait la vie du chrétien de ses devoirs. Il s’étonnait de ce que les gens passent le temps des offices divins au théâtre à dépenser beaucoup d’argent, et que les riches répugnent à donner un sou pour le soin des églises.

Un jour, un pauvre ermite en haillons visita Innocent, qui lui proposa un de ses vêtements. Comme l’ermite refusait, l’archimandrite lui dit : « Frère, si tu n’acceptes pas ce vêtement au Nom du Seigneur, je le donnerai à un pauvre ou à un frère sur la route ». Le moine finit par accepter et dit en conclusion : « Aujourd’hui, tu m’as vêtu. Viendra le moment où tu t’appauvriras : alors le Seigneur te vêtira. Je crois qu’alors s’accomplira pour toi la parole : celui qui donne au pauvre prête à Dieu et recevra au centuple ». Cette prophétie s’accomplit en son temps.

Une veilleuse brûlait en permanence devant les icônes de la cellule d’Innocent. Malgré la faiblesse de son corps, épuisé par le labeur et le jeûne, il se mettait souvent à genoux pour dire la prière du publicain : Ô Dieu, sois miséricordieux pour le pécheur que je suis !

L’activité d’Innocent à Saint-Pétersbourg dura sept années. Elle était surprenante par la complexité et la diversité des tâches : il était à la fois administrateur, enseignant, censeur, chercheur, supérieur, prédicateur, père spirituel et ascète. Mais ce flambeau éclatant commença pourtant à s’épuiser. Les efforts intellectuels surmenaient sa santé fragile. Une nuit, fatigué par la préparation des notes du lendemain, il s’allongea sur le sol près du lutrin afin de se réveiller plus vite pour conclure son travail. Mais il prit froid, tomba gravement malade, et ne put jamais vraiment se rétablir.

Les capacités, la renommée et l’activité d’Innocent laissait présager une brillante carrière. Selon la coutume, après une ou deux nominations, il allait probablement être appelé à une cathèdre célèbre et historique, où son activité pourrait atteindre des sommets. Mais le Seigneur rendit Son serviteur digne de terminer très tôt sa vie laborieuse et, de surcroît, de la terminer non dans la gloire, mais dans les tribulations supportées pour la vérité.

Lors du règne d’Alexandre I, la haute société russe connut un engouement pour ce qu’on appelait à l’époque le christianisme spirituel. Cet enseignement erroné, souvent opposé à l’Orthodoxie, penchait vers la négation de l’Eglise et donnait naissance à des sectes au mysticisme malsain, précurseur des tendances hérétiques apparues par la suite. Ce mouvement était protégé par le Président du Saint Synode, le prince Golitsyne, un personnage très influent.

Le coeur de l’archimandrite Innocent était blessé de voir cet enseignement se propager. Il ne se gênait d’ailleurs pas pour exprimer son opinion sur les livres qui le diffusaient : « Le chrétien qui juge sainement n’aura pas assez de larmes à verser sur les blessures que ces livres peuvent ouvrir dans les établissements scolaires. Pleins d’égarements et de sophismes psychiques, ils raisonnent si mal que l’âme frémit à une telle lecture ».

En 1818, un certain Stanovitch écrivit un livre intitulé : Entretien sur la tombe d’un petit enfant à propos de l’immortalité de l’âme, lequel n’apportera de consolation que s’il a pour fondement la foi exacte de l’Eglise. Ce livre dénonçait de façon tranchante les faux raisonnements du soi-disant christianisme spirituel, que colportaient des périodiques et des traductions. L’archimandrite Innocent dut feuilleter le livre de Stanovitch en sa qualité de censeur. Plein de zèle pour la pureté de la foi, il le déclara conforme à la doctrine de l’Eglise Orthodoxe.

L’archimandrite Philarète, futur Métropolite de Moscou, conseilla à Innocent d’être prudent dans sa désapprobation du christianisme spirituel : « Nous autres archimandrites, nous ne pouvons pas sauver l’Eglise des erreurs qui s’y infiltrent ; il vaut mieux s’adresser au Métropolite, car sa voix a plus de poids que les nôtres ». Mais Innocent considéra qu’il devait agir, quand bien même sa tentative ne serait pas couronnée de succès : « Ne pas dire la vérité signifie manquer de courage. Faut-il ne pas parler parce qu’on ne voit pas poindre le succès ? Le succès n’est pas notre affaire, mais celle du Seigneur ! Notre affaire à nous, c’est de témoigner pour la gloire du Seigneur ! »

Le livre de Stanovitch fut édité et suscita l’indignation du prince Golitsyne, et sa vengeance. Le prince connaissait d’ailleurs dès le début la désapprobation d’Innocent. L’auteur du livre, qui n’était qu’un pauvre homme sans défense, fut expulsé de Saint-Pétersbourg. Le 6 janvier 1819, le livre fut interdit par la très haute autorité. Une très sévère remontrance fut faite à Innocent pour « avoir autorisé de façon inconsidérée une oeuvre qui tend à détruire l’esprit de l’enseignement intérieur chrétien. De plus, à son jugement sur l’immortalité de l’âme, l’auteur rattache la défense de notre Eglise gréco-russe que personne n’attaquait. Ce livre est totalement opposé à ce qui guide notre gouvernement chrétien dans les domaines spirituel et civique ».

Il était clair désormais qu’Innocent n’allait pas rester très longtemps à Saint-Pétersbourg. Malgré cela, le vent devait tourner six ans plus tard pour le livre de Stanovitch, avec le nouveau ministre de l’Education qui publia le décret suivant : « De nombreux livres en rapport avec la foi contenant des commentaires erronés des Saintes Ecritures ont été édités de façon privée sans aucun examen du Synode ; au contraire, des livres écrits dans l’esprit de notre foi orthodoxe ont subi une sévère interdiction. Ainsi, le livre publié sous le titre Entretien sur la tombe d’un petit enfant à propos de l’immortalité de l’âme a été interdit et mis de côté. Ce livre vient d’être examiné et approuvé par le Métropolite, et nous ordonnons d’autoriser son édition et sa diffusion ».

En janvier 1819, la persécution faisait rage contre Innocent. On peut avoir une idée de ses impressions grâce aux lettres qu’il adressa à une personne dévouée. « Il est agréable d’entendre, écrivait-il le 7 janvier, des accusations au sujet desquelles la conscience est en paix ». Et le 8 janvier : « Je n’entends pas encore les réprimandes, et mon âme en est d’autant plus affaiblie. En rencontrant le prince au palais le jour de la Théophanie, j’ai remarqué qu’il était profondément offensé. Entre nous, j’ai prié pour lui en offrant au Seigneur le sacrifice non sanglant et, je ne sais pourquoi, j’ai prié en versant des larmes de componction. Dieu accorde cela et le coeur s’adoucit. Sans paix entre le prince et moi, il me serait difficile d’apparaître à ses réunions ; lui ne saurait me supporter. Ainsi dois-je être jeté dehors comme une ordure spirituelle et la balayure de Saint-Pétersbourg. Si cela est agréable au Seigneur, c’est sûrement pour le bien de tous et pour mon bien particulier. Il est bien triste que ce pauvre auteur dont j’ai laissé passé l’oeuvre ait été expulsé en vingt-quatre heures. Je suis la cause de cela, moi l’insensé. Si son livre n’était pas passé, il serait toujours là, à son poste, et en paix ! »

L’archimandrite Innocent fut nommé à la cathèdre d’Orenbourg et consacré évêque le 2 mars dans la cathédrale de la Mère de Dieu de Kazan. Ce jour-là, son visage rayonnait de joie spirituelle. Le soir, dans sa cellule, il dit à un moine : « Je suis un serviteur indigne et on m’a honoré de la dignité la plus sainte ! » Après quoi il chanta l’hymne d’action de grâce à la Toute-Sainte, puis l’hymne « voici l’Epoux qui vient au milieu de la nuit ». Ses yeux étaient pleins de larmes. Il termina par le chant : « Je vois Ta chambre nuptiale, ô mon Sauveur ! »

La santé d’Innocent se détériorait de plus en plus. « La route de Moscou n’est pas très longue, écrivait-il, mais la mort est encore plus proche. Quand viendra-t-elle ? On ne sait pas. Mais elle viendra soudainement... » Le 23 mars, le Métropolite intercéda auprès du Tsar pour qu’Innocent fût transféré à la cathèdre de Penza et Saratov, à cause de la faiblesse de sa nature et de sa mauvaise santé. On le pressa d’abord de se rendre à Moscou pour sacrer un évêque, suite à la mort de l’Archevêque de Moscou.

Le jour du départ, beaucoup de monde se rassembla auprès de Son Eminence Innocent. Il offrit un de ses sermons à chacun de ses disciples en disant : « Je vous donne ceci en souvenir de moi. Avec le temps, comparant vos oeuvres aux miennes, vous pourrez vous dire : comme on écrivait médiocrement jadis ! Je vous aimais et souhaitais faire votre bonheur. Mais à présent, je vous quitte en vous confiant à Dieu. Apprenez la patience ! » Il laissa beaucoup d’objets à ses admirateurs. Puis vint le moment du départ. « A cet instant où je monte en voiture, priez pour que le Seigneur soutienne ma faiblesse. Quel poids sur ma tête, sur mes yeux, sur mon esprit, et plus encore, sur mon coeur ! Comment le Seigneur va-t-il bénir le présent départ ? Je Lui remets tout. Que ces bras se tendent vers Lui seul. Voilà mon désir ! »

Le voyage de Moscou épuisa complètement Innocent qui accomplit le sacre avec difficulté : « Je partis jeudi à grand-peine pour la nomination, et j’en revins à demi conscient. Dimanche, je célébrai à la cathédrale de la Dormition et j’accomplis le sacre. Le Seigneur seul donne les forces nécessaires à l’accomplissement d’une si grande oeuvre. Les spectateurs doutaient que je pourrais terminer ce que j’avais entrepris. Je tremblai moi-même, à demi conscient, espérant mais croyant à peine à la miséricorde du Seigneur... Après la fin de la Liturgie, j’eus de la peine à regagner ma calèche. Je me souviens à peine comment je parvins à l’appartement où je me soigne. Tant que je ne serai pas guéri, je n’irai pas à Penza : qu’ils jugent comme ils veulent ! » La célébration à la cathédrale de la Dormition, glaciale en cette période de l’année, détériora complètement la santé d’Innocent. Il dut séjourner trois mois à Moscou. Il souffrait vraisemblablement d’hydropisie. Dans les premiers temps, il manquait de tout. Par la suite, il reçut les soins des gens pieux, touchés de la souffrance de cet homme persécuté. C’est ainsi que s’accomplirent les paroles du pèlerin. La plus grande aide vint surtout de la comtesse A.A. Orlov, qui laisse le souvenir impérissable d’une fervente orthodoxe.

Innocent souffrait aussi beaucoup moralement. L’orage qui avait éclaté au-dessus de sa tête secouait beaucoup cette âme douce : « Il y a en moi une crainte des gens, j’ai peur qu’ils ne me fassent du mal. C’est la maladie qui fait naître en moi cette crainte ». Quand enfin l’évêque put partir, la comtesse le fit accompagner par un médecin, l’entoura de toutes les commodités, et assuma toutes les dépenses du voyage. Le trajet eut lieu au pas. « Priez que le Seigneur bénisse mon chemin et ma vie. Qu’Il adoucisse la maladie pour que je puisse poursuivre ma vie terrestre : je voudrais, même par intermittence et par l’effet de Sa bonté, la consacrer à Son saint Nom ».

Le 21 juin, Innocent entrait à Penza. Le temps était beau. La foule était amassée de chaque côté du chemin, aux abords de la cathédrale, et à l’intérieur. Tous s’inquiétaient de l’aspect maladif du nouvel évêque. L’intense souffrance avait imprimé une grande pâleur sur son visage. Sa voix tremblait de faiblesse. Après l’office d’action de grâce, Son Eminence fit une homélie sur le thème de la paix.

Malgré la maladie, le nouvel évêque ne laissa aucun dimanche ni aucune fête sans célébration ni sermon. Son enseignement impressionnait fortement ses ouailles. Il prêchait en versant des larmes. Quand il offrait le sacrifice non sanglant, il s’animait d’une vie nouvelle, surtout quand il invoquait la venue de l’Esprit Saint sur les Dons. Il se prosternait en pleurant et, malgré le poids des vêtements sacerdotaux sur son corps maladif, il ne permettait pas aux diacres de le soutenir. Il s’absorbait tant dans la prière qu’une fois, après le chant des chérubins, il ne remarqua même pas l’agitation qui gagnait le peuple à la nouvelle d’un incendie qui s’était déclaré dans la maison épiscopale.

Il y avait beaucoup de travail pour réorganiser le diocèse. Le clergé n’était pas à la hauteur escomptée. La maison épiscopale était « comme une cabane ou une mauvaise auberge » : son plancher se soulevait sous les pas, les vitres étaient enfumées et brisées, la pluie traversait le toit. Le garde forestier avait pris possession des terres de l’évêché. Bref, tout était à rectifier.

Après avoir inspecté les églises et les établissements de théologie de la ville, l’évêque entreprit une tournée à travers le diocèse. Il eut beaucoup de peine quand il vit la pauvreté des églises. Certaines n’avaient ni bible, ni aucun des livres nécessaires à la célébration du cycle ecclésial. Elles n’avaient parfois que trois ou quatre vêtements sacerdotaux, dont un seul en soie, et tous les autres en toile. La visite à Saratov, en revanche, fit bonne impression à l’évêque. Il y avait là dix églises. A la cathédrale, Monseigneur Innocent fit un sermon sur le texte : Magnifiez avec moi le Seigneur et exaltons tous ensemble Son Nom. « Quand je prononçai les mots magnifiez avec moi le Seigneur, j’avais envie d’embrasser tout le monde pour magnifier le Très-Haut. Le peuple était nombreux. La cathédrale, son parvis et son narthex étaient pleins de monde ».Au troisième jour de son séjour à Saratov, l’évêque, totalement épuisé, dut s’aliter.

Deux semaines plus tard, il revint à Penza, où il ne cessa de s’occuper des affaires de son diocèse, et ceci jusque sur son lit de mort. Apprenant que la commission des établissements scolaires et théologiques allait rééditer son Histoire de l’Eglise, il se préoccupa de la révision. C’est à peine si le médecin pouvait le convaincre de prendre ses remèdes. Le regard du malade était constamment tourné vers le crucifix. Une semaine avant la fin, il donna mille roubles pour l’entretien des élèves pauvres des établissement paroissiaux du district de Penza.

- Qui faut-il remercier ?

- Jésus-Christ !

Il était tellement affaibli qu’il ne pouvait même plus soulever un verre d’eau. Pourtant, il ne lâcha pas la plume jusqu’à la fin. L’automne tardif et pluvieux ne faisait qu’accroître ses souffrances. Il n’avait plus que la peau sur les os. De lui émanaient pourtant le calme, la componction et la révérence. On lui disait qu’il ressemblait beaucoup à Saint Dimitri de Rostov : « Ce n’est pas une grande affaire d’avoir une ressemblance extérieure. Si seulement la grâce de Dieu me rendait digne de m’approcher de lui par l’esprit ! »

Pendant cette dernière maladie, personne n’entendit le malade pousser le moindre gémissement. Si quelqu’un compatissait, il coupait court en disant : « Dieu le veut ainsi ! » La nuit du 9 octobre, il appela son serviteur de cellule et lui dit : « Quelle merveilleuse vision j’ai eue ! Il me semblait que les cieux s’étaient ouverts ! Deux jeunes gens lumineux vêtus de blancs sont descendus vers moi des hauteurs, m’ont regardé avec amour, m’ont pris avec eux, moi si faible, et m’ont élevé vers le ciel. Mon coeur s’est rempli d’une joie ineffable et je me suis réveillé ! »

Le 10 octobre au matin, Son Eminence demanda la sainte onction, rassemblant ses dernières forces pour répéter les prières et se soulever un peu. Ensuite, sa langue commença à s’engourdir, sa respiration s’interrompit, et il croisa les bras sur sa poitrine. Les personnes présentes les décroisèrent pour libérer la respiration, mais il les croisa de nouveau.

Les souffrances se prolongèrent jusqu’à six heures du soir, mais le visage était paisible. Puis quelqu’un commença à lire le Psautier. Au psaume cinquante-quatre, les larmes du mourant coulèrent en entendant les mots : j’ai crié vers Dieu et le Seigneur m’a exaucé ! Puis quand on entendit Et moi Seigneur, j’espère en Toi, Monseigneur Innocent poussa le dernier soupir et son âme partit paisiblement vers Dieu. Il s’endormit donc le 10 octobre 1819, dans sa trente-sixième année, après avoir été sept mois évêque, dont trois au sein de son troupeau.

L’office funèbre, au grand étonnement de tous, fut célébré par son prédécesseur, alors à la retraite à Penza. L’inspecteur du séminaire, l’archimandrite Basile, futur évêque de Tobolsk, prononça un discours remarquable et touchant : « Pourquoi te cacher de nous si vite, lumière de nos yeux ? Pourquoi connais-tu ton coucher à l’aurore même de ta vie ? C’est à peine si nous avons eu le temps - et certains ne l’ont pas eu - de te donner le premier baiser, et tu exiges déjà le dernier. Relève-toi, bon pasteur, et écoute les cris de tes enfants qui t’appellent ! Sois attentif aux sanglots des orphelins qui déversent à tes pieds des larmes de gratitude ! La lente reconnaissance des coeurs pénétrés de ta bonté n’a pas eu le temps d’offrir un sacrifice digne de toi que tu donnes déjà ton âme pour tes brebis. Quel amour saurait être plus élevé et plus fort que celui-ci ? Oh, si seulement nos pleurs pouvaient ranimer ton coeur, comme jadis ils étaient ranimés par tes paroles ! Mais voici qu’il s’est endormi ; seule la trompette de l’ange aura la force de le réveiller ! En vain notre cri rebelle vient-il troubler ton calme repos, si nécessaire après tous ces labeurs. Reçois la couronne de justice qui t’attend pour ta foi et tes exploits spirituels ! Unis-toi en esprit avec le Seigneur, dont ta bouche portait sans cesse le Nom, ce Nom qui était aussi gravé dans ton coeur. Mais ne nous abandonne pas, même après ton départ ! »

On enterra Innocent sous l’autel de Kazan dans la cathédrale de Penza. Les habitants de la ville célèbrent jusqu’à ce jour des offices pour le repos de l’âme de leur pasteur. La mémoire de ce défenseur zélé et droit de la vérité du Christ, de cet être dévoué et sans méchanceté, de cette âme limpide de petit enfant, de ce bon pasteur, est gardée pieusement par ceux qui souhaitent conserver précieusement l’intégrité et la pureté de l’Orthodoxie.

vendredi 11 décembre 2009

DIALOGUE ENTRE UN MOINE ET UN LAÏC (suite)


(Saint Ignace Briantchaninov)

- Des scandales, brutalement dévoilés dans les détails, sont à l’origine de critiques contre les moines et les monastères.

- Je suis d’accord. Ne pensez pas que je veuille cacher le mal, alors qu’il nuit à tous. Au contraire, je voudrais sincèrement que le mal fût extirpé du champ du Christ, et que ce champ ne produisît que du blé pur et mûr. Je répète qu’il est indispensable de connaître avec exactitude l’économie divine afin de pouvoir la dissocier des abus humains et agir avec succès contre ces derniers. Il est indispensable d’y voir clair sur la question du mal pour pouvoir le combattre avec les moyens appropriés. Autrement, on remplacerait un mal par un autre mal, des erreurs par d’autres erreurs, des abus par d’autres abus, et on irait jusqu’à fouler aux pieds, rejeter, et défigurer l’économie divine, comme l’ont fait les protestants à l’égard de Rome. Il est indispensable de connaître l’art de la médecine pour trouver le remède approprié et efficace. Sinon, on inflige la mort au malade à la place de la maladie.

Le point de vue des laïcs d’aujourd’hui sur les moines est en général très injuste, puisqu’ils se sont par trop séparés d’eux, moralement et spirituellement. Entre les chrétiens qui vivent au monastère et ceux qui vivent dans le monde, il y a toujours un lien des plus étroits. Les habitants des monastères ne viennent pas de la lune ou d’une quelconque planète. Ils viennent du monde pécheur d’ici-bas. L’absence de morale qui attire la condamnation sur un monastère trouve son origine dans le monde. La décadence du monachisme vient de ses relations avec le monde ; elle est liée très étroitement à la décadence des laïcs. La décadence morale du monachisme est une conséquence de la décadence de la morale et de la piété des laïcs. Le monachisme est fondé et construit sur le Christianisme. Il progresse ou s’affaiblit conformément au progrès ou à l’affaiblissement du Christianisme. Le fond du problème est donc le Christianisme lui-même : le monachisme n’en est qu’un aspect, une manifestation particulière. Le mal est commun ! Pleurons-le donc ensemble, et préoccupons-nous ensemble de le guérir ! Manifestons de la compassion et de l’amour pour l’humanité ! Mettons de côté ces cruelles condamnations réciproques, qui ne sont qu’attitudes pharisiennes visant à détruire la maladie en frappant le malade avec une poutre !

- Votre conception du lien moral entre moines et laïcs est nouvelle pour moi. Je comprends qu’elle vous vient de l’expérience, sinon elle ne saurait être si profonde. La théorie, réduite à elle-même, est souvent superficielle. Exposez-moi tout cela avec plus de détails, je vous prie.

- Vous ne vous trompez pas. J’exposerai ici, en partie le fruit de mes propres observations, et en partie le fruit de mes entretiens avec des personnes absolument dignes de confiance. Le Métropolite Séraphim de Saint-Pétersbourg, lors d’une conversation sur la multiplication des procédures de divorce aujourd’hui, me disait que lorsqu’il était évêque vicaire à Moscou, il y avait au consistoire une ou deux actions en divorce par an. Les vieux Archevêques de l’époque disaient qu’il n’y en avait aucune pendant leur jeunesse. Voici un exemple de la moralité des temps passés. Le triste cheminement vers la situation actuelle est rapide et peu réjouissant. Les récits des vieux moines confirment les conclusions du Métropolite. Au début du siècle, on voyait rentrer dans les monastères beaucoup de vierges, de personnes qui ne connaissaient pas le goût du vin, de gens qui s’abstenaient des réjouissances mondaines, ne lisaient aucun livre séculier, et avaient été éduquées par la lecture des Saintes Ecritures et des écrits des Pères, la fréquentation sans faille des églises de Dieu, et d’autres pieuses habitudes. Elles apportaient aux monastère une moralité entière, qui n’était pas ébranlée par des habitudes dépravées. Elles apportaient au monastère une santé qui n’avait pas été endommagée par des excès, elles étaient capables de supporter l’ascèse, le travail, et les privations. La sévère piété du monde éduquait des moines sévères et forts, autant par l’âme que par le corps.

A présent, le Christianisme affaibli produit des moines faibles. Il est très rare de voir rentrer un homme vierge au monastère, ou une personne qui n’ait pas d’habitude dépravée. On voit plutôt des êtres faibles, détériorés d’âme et de corps, dont l’imagination et la mémoire sont encombrées par les romans et autres livres de la même teneur, des êtres qui se sont rassasiés de la jouissance des sens et ont acquis le goût de toutes ces tentations qui remplissent le monde. Ils entrent au monastère avec des habitudes pécheresses bien enracinées, avec une conscience émoussée, mise à mort par un genre de vie qui permet toutes les iniquités et toutes les tromperies pour couvrir ces dernières. Ces gens-là ont à mener un très rude combat contre eux-mêmes, en raison du profond enracinement de leurs habitudes dépravées, de leur absence de sincérité, de leur incapacité même à être sincère. Il est très difficile d’instruire de tels gens. Ces personnes entrent au monastère, ôtent leurs vêtements laïcs pour revêtir les vêtements monastiques, mais elles gardent les habitudes et l’état d’esprit du monde qui, faute d’être assouvis, acquièrent un regain de force. Selon la parole de Dieu, les habitudes pécheresses ne peuvent s’affaiblir que par la confession et le combat. Autrement, quand l’opportunité se présente, l’habitude affamée, qui a gardé tout son pouvoir sur l’homme, se jette sur lui avec avidité et transport. Les monastères constituaient autrefois des refuges sûrs pour ceux qui étaient moralement malades. Mais ils ont changé avec le temps, et ont perdu leurs mérites. Par exemple, après avoir été installés par leurs fondateurs dans un désert profond ou au moins à l’écart du monde, ils se retrouvent aujourd’hui au milieu du monde et de ses innombrables tentations, à cause de l’accroissement de la population. De plus, il n’est plus suffisant de franchir les portes du monastère pour éviter de rencontrer la tentation à laquelle on est incapable de résister, car aujourd’hui, la tentation a fait incursion dans le monastère avec furie, produisant ravages et méfaits. L’esprit anti-monastique voit comme un triomphe l’irruption des tentations à l’intérieur même du monastère. En raison du peu de moralité du monde d’aujourd’hui, il est donc plus nécessaire encore de construire les monastères à l’écart du monde.

Quand la vie du monde était unie à celle de l’Eglise, la piété des laïcs ne différait en rien de celle des moines, si ce n’est par le mariage et les acquisitions. Il était naturel de construire des monastères au milieu des villes, et ces monastères ne manquaient pas de produire de nombreux saints. Mais à présent, une attention particulière doit être portée à l’exhortation de l’Apôtre (2Cor.6,17) : Sortez donc du milieu de ces gens-là et tenez-vous à l’écart, dit le Seigneur. Ne touchez rien d’impur, et moi, je vous accueillerai.

- Beaucoup pensent qu’on pourrait notablement amoindrir les tentations par une loi qui interdirait l’entrée des monastères aux jeunes gens. Ces derniers pâtissent en effet fortement de leurs habitudes extérieures et sont pleins de passions. On pourrait réserver l’entrée des monastères aux adultes et aux vieillards.

- Cette mesure n’est raisonnable qu’en apparence. Au lieu de protéger et d’élever le monachisme, elle aurait pour effet de le détruire définitivement. Le monachisme est la science des sciences. En lui, théorie et pratique avancent main dans la main sur une voie sanctifiée de bout en bout par l’Evangile. Sur cette voie, avec l’aide de la lumière céleste, on passe d’une activité tout extérieure à la vision de soi-même. La juste vision de soi-même qu’apporte l’Evangile est prouvée incontestablement par l’expérience intérieure, qui elle-même confirme avec conviction la vérité de l’Evangile. Science des sciences, le monachisme apporte, selon le langage des scientifiques de ce monde, la connaissance la plus précise, la plus profonde et la plus élevée de la théologie de la psychologie expérimentale, c’est-à-dire la connaissance vivante de l’homme et de Dieu, pour autant que cette connaissance soit accessible à l’homme.

Pour accéder aux sciences de ce monde, il faut des capacités neuves, une réceptivité totale, l’énergie d’une âme intacte. Tout cela est encore plus indispensable pour apprendre avec succès la science des sciences, le monachisme. Un combat contre la nature attend le moine. Le meilleur âge pour entreprendre ce combat, c’est l’adolescence. L’adolescent n’est pas encore enchaîné par les habitudes ; en lui la bonne volonté est encore passablement libre. L’expérience montre que les meilleurs moines sont ceux qui entrent au monastère dans leur tendre jeunesse. La plus grande partie des moines d’aujourd’hui sont entrés jeunes au monastère, très peu à l’âge adulte, et encore moins dans la vieillesse. Ceux qui entrent au monastère à l’âge adulte ou dans la vieillesse sont bien souvent incapables de supporter la vie monastique et retournent dans le monde sans avoir compris ce qu’est le monachisme. Et ceux qui restent au monastère présentent presque uniquement une piété extérieure, se contentant d'accomplir extérieurement les règles monastiques qui plaisent tant aux laïcs et suffisent à les satisfaire. Il est très rare de rencontrer chez eux une compréhension de l’esprit monastique.

Passons à l’enseignement de la Sainte Eglise. Mon fils, dès ta jeunesse et jusqu’à tes cheveux blancs, choisis l’instruction, et tu trouveras la sagesse. Comme le laboureur et le semeur, cultive la sagesse et compte sur ses fruits excellents (Sir.6,18-19). Réjouis-toi, jeune homme, dans ta jeunesse, sois heureux aux jours de ton adolescence sur les voies de ton cœur et les désirs de tes yeux (Eccl.11,9) C’est la sagesse que j’ai chérie et recherchée dès ma jeunesse, j’ai cherché à la prendre pour épouse, et je suis devenu amoureux de sa jeunesse. Elle fait éclater sa noble origine en vivant avec Dieu, car le Maître de tout l’a aimée : elle est de fait initiée à la science de Dieu et c’est elle qui choisi Ses œuvres (Sagesse de Salomon 8,2-4). Selon les Saints Pères, ces sentences de l’Ecriture Sainte concernent la science des sciences, la vie monastique, et non la sagesse enseignée dans le monde par le Prince de ce monde. Après avoir dit dans sa quarantième règle qu’il est très salutaire de s’attacher à Dieu en fuyant l’agitation du monde, le Sixième Concile Œcuménique a toutefois recommandé de savoir tonsurer avec le discernement qui convient et, en tout cas, pas avant l’âge de dix ans, de façon à ce que les capacités spirituelles aient atteint un développement suffisant. La lecture des vies des saints montre que la majorité des moines entrent au monastère à l’âge de vingt ans. Ancrée dans ses habitudes et sa manière de penser, émoussée dans ses capacités, la vieillesse est considérée par les saints Pères comme inapte à la vie monastique ; l’exploit ascétique de la jeunesse ne lui est plus accessible. Saint Antoine le Grand commença par refuser la tonsure à Paul le Simple, alors âgé de soixante ans, en le déclarant inapte à la vie monastique. Beaucoup de Pères, entrés au monastère dès l’enfance, atteignirent un haut degré de réussite spirituelle. L’enfance détient encore l’intégrité de son libre arbitre, de sa pureté, de son attirance vers le bien, et de sa réceptivité. Il en fut ainsi de Saint Sabbas le Sanctifié, de Saint Syméon du Mont Admirable et de beaucoup d’autres.

- La fermeté de la volonté, le libre arbitre dirigé de façon déterminée vers son but, sont indispensables pour la réussite de la vie spirituelle. Il y a lieu de les repérer en temps utile chez celui qui désire prendre l’habit monastique.

- C’est juste. Depuis les temps anciens jusqu’à aujourd’hui, on a toujours fait preuve d’une grande prudence en recevant les postulants au monastère. Toutefois, la fermeté du vouloir et la bonne volonté véritable ne se manifestent qu’après un certain temps. Très souvent, les gens diffèrent au début et par la suite. Certains manifestent de la révérence et de l’abnégation en entrant au monastère, mais faiblissent ensuite. D’autres au contraire paraissent légers au départ mais, s’appropriant de plus en plus la vie monastique, finissent par devenir des moines sévères et zélés. Saint Isaac le Syrien dit : il arrive souvent que l’homme soit indigne, constamment blessé ou mis par terre par manque d’expérience de la vie monastique, dans un perpétuel affaiblissement de l’âme, et que soudain, il ravisse l’étendard de l’armée des fils des géants, et que son nom soit exalté et glorifié bien plus que celui des ascètes réputés pour leurs victoires ; il reçoit alors une couronne et des dons précieux en abondance avant tous ses amis. Pour cette raison, que nul ne se permette le désespoir. Evitons seulement d’être négligents dans la prière, et paresseux pour demander au Seigneur Sa protection (Discours 47). Les plus grands pécheurs se transforment souvent en de grands saints. Le monastère est le lieu du repentir. Il est impossible de refuser le repentir à celui qui le désire et le recherche, (même si, tel un possédé, il ne parvient pas à être maître de lui-même) puisque ce repentir est accordé par Dieu Lui-même. C’est pourquoi le havre du repentir, le monastère, doit resté ouvert. Saint Jean Climaque, qui vécut au septième siècle, en énumérant les raisons qui incitaient les novices à entrer au monastère, indique beaucoup plus le désir d’éviter le péché et d’éloigner sa faiblesse des tentations, que celui d’atteindre la perfection chrétienne, désir par lequel bien peu étaient guidés. Aujourd’hui, alors que les tentations et les chutes se multiplient dans le monde et que les forces humaines s’épuisent à leur contact, la plupart de ceux qui, poussés par leur conscience, entrent au monastère, y entrent pour déposer le fardeau du péché, pour être aidés dans leur faiblesse, pour se maîtriser. Saint Jean Climaque qualifiait déjà le monastère d’hôpital. Cette appellation est encore plus adaptée à présent. Peut-on refuser de l’aide à une humanité moralement souffrante ? Nous nous préoccupons avec le plus grand zèle d’organiser des asiles pour les impotents et les invalides. Pourquoi ne pas créer de refuges pour les malades, les impotents, les invalides de l’âme ?

Ceux qui jugent les monastères de leur point de vue erroné voudraient voir régner dans ces hôpitaux une santé florissante débarrassée de la moindre trace de maladie : ils feraient mieux d’y rechercher des thérapies efficaces. Cette exigence-là serait plus appropriée. Il m’est arrivé de voir ceci réalisé. Dans le diocèse de Kalouga, près de la ville de Kozelsk, se trouve la communauté du désert d’Optino. C’est là que s’installa en 1829 le hiéromoine Léonide, connu pour son expérience de la vie ascétique. Par la suite, il fut rejoint par son ami Macaire, hiéromoine du grand Habit. Les deux anciens étaient nourris de la lecture des Pères sur la vie monastique. Guidés par ces écrits, ils guidaient ceux qui cherchaient auprès d’eux une instruction. Ces anciens avaient hérité leur mode de vie de leurs maîtres, mode de vie qui avait débuté au temps des premiers moines, puis perduré jusqu’à notre époque par succession spirituelle, de génération en génération, comme un précieux héritage, comme le trésor de moines dignes de leur nom et de leur fonction. La communauté d’Optino se mit immédiatement à croître dans des proportions importantes et à se perfectionner spirituellement. Les anciens exposaient aux frères zélés les moyens justes et commodes d’entreprendre l’exploit spirituel. Ils soutenaient et encourageaient les hésitants. Ils affermissaient les faibles. Ils amenaient au repentir et à la guérison ceux qui tombaient dans le péché et les mauvaises habitudes. Une multitude de gens de toutes les classes de la société affluait vers les humbles logis des anciens afin de découvrir devant eux les souffrances de leur âme, et d’obtenir le traitement, la consolation, l’affermissement, ou la guérison. Des milliers de personnes leur sont redevables d’avoir donné à leur vie une direction pieuse et la paix du cœur. Ces anciens regardaient l’humanité souffrante avec compassion, ils allégeaient le poids des péchés en expliquant l’importance du Rédempteur, et la nécessité absolue pour le chrétien d’abandonner la vie pécheresse. Indulgents pour la faiblesse humaine, ils la traitaient pourtant avec force. Voilà l’esprit de l’Eglise Orthodoxe ! Voilà comment sont les saints de tous les temps ! Jadis, un moine du quatrième siècle confessait ses chutes permanentes à Saint Sisoès le Grand. Le saint l’encourageait, et lui conseillait de faire suivre chaque chute par le repentir et de demeurer dans l’ascèse. Ce conseil était-il bien fondé ? Les « tout nouveaux théoriciens » n’auraient-ils pas recommandé une autre façon de faire ?…

J’ai visité Optino en 1828 la première fois, et en 1856 la dernière fois. A cette époque, son état était des plus florissants. La communauté comptait quelques deux cents hommes. On commémorait le Père Léonide parmi les bienheureux. Le Père Macaire, alors âgé de soixante-dix ans, s’occupait de la direction spirituelle de la communauté et de l’instruction des nombreux visiteurs. Pourtant, malgré la réussite spirituelle du monastère et l’importance de la communauté, bien peu de moines manifestaient l’aptitude à être des médecins et des guides, chose qui nécessite à la fois une capacité innée et un esprit affermi par un exploit monastique authentique. Telles sont les caractéristiques des hôpitaux : avoir peu de médecins et beaucoup de malades. Aujourd’hui, le nombre des médecins ne cesse de diminuer, et celui des malades d’augmenter. La cause est toujours la même : le monde. Regardez un peu qui il envoie dans les monastères : ce ne sont plus ces chrétiens élus des débuts du Christianisme et du monachisme, ce ne sont plus des membres issus des couches instruites de la population. Aujourd’hui, les monastères se remplissent presque exclusivement des membres des classes inférieures de la société, et de plus, des plus incapables à servir dans le monde, qui les congédie précisément pour cette raison. La plupart de ces gens entrent au monastère avec des habitudes et des vices propres à leur classe sociale, et surtout avec ce vice que le Prince Vladimir égal aux Apôtres présentait comme « l’habitude » du peuple. Contaminés par cette faiblesse, ces pauvres gens entrent au monastère avec l’intention de s’abstenir, de se faire violence. Mais l’habitude reprend le dessus. Beaucoup de gens très pieux, doués d’admirables qualités, sont soumis à cette faiblesse. Ils pleurent amèrement leurs chutes et s’efforcent de les effacer par le repentir. Mais les pleurs versés au fond des cellules et le repentir caché au fond des cœurs ne sont pas visibles des hommes, comme le sont les chutes. Ces chutes scandalisent les membres des couches instruites de la société, couches qui sont en général particulièrement scandalisées par les monastères. Pourtant ces gens-là aussi ont des faiblesses, qu’ils excusent d’ailleurs facilement et pardonneraient aisément aux moines s’ils les trouvaient chez eux. Mais ils visitent les monastères avec leurs habitudes et leur point de vue, ils toisent la faiblesse des gens du peuple et se scandalisent, sans penser qu’ils ont justement affaire à des gens du peuple. Ils voient les moines comme des êtres totalement distincts des laïcs. Ils veulent trouver chez eux des modèles de perfection, et pensent qu’aux laïcs en revanche, tout est permis. Mais les gens du peuple voient autrement les faiblesses de leurs semblables...

Dans un monastère éloigné vivait au début du siècle un ancien qui s’occupait d’instruire son prochain. A sa mort, il laissa un enseignement destiné à ceux qui sont atteints de la passion de la boisson. L’ancien était issu d’un milieu modeste. Avec une grande compassion pour ses frères souffrants, il dit qu’il est impossible à celui qui a perdu tout pouvoir sur lui-même de guérir, et même de s’abstenir de sa passion, en restant au milieu des tentations. Pour cette raison, il propose aux malades de venir dans son monastère, qui se trouve justement éloigné des tentations. Ce conseil est bon et judicieux. Les déserts éloignés des habitations séculières peuvent être de véritables refuges, de vrais hôpitaux pour ceux qui sont atteints des maux de l’âme. Ils peuvent aussi préserver du scandale les gens à l’esprit indigent.

- Il découle de ce que vous avez dit qu’actuellement, beaucoup de monastères ne correspondent pas à leur destination. Des mesures d’amendement s’imposent.

- Oui. A notre époque l’instruction séculière se développe rapidement, et la vie civile se sépare de la vie de l’Eglise. Une multitude d’enseignements hostiles à l’Eglise venus d’Occident fait irruption chez nous. La morale s’affaiblit dans toutes les couches de la société. Une remise en ordre des monastères s’impose donc, et pour deux raisons. D’abord pour sauvegarder le monachisme lui-même, qui est utile et même indispensable à l’Eglise. Ensuite, pour préserver le peuple des scandales. Scandalisé plus ou moins justement, le peuple s’affaiblit de plus en plus dans sa foi. Pour mener tout cela à bien, il faudra davantage qu’une connaissance superficielle du monachisme, il faudra une connaissance précise, fondée sur l’expérience de la Sainte Eglise et des Saints Pères, et avec elle, une conscience du bien fondé et de la sainteté de cette expérience. Les mesures de réforme du monachisme issues du trésor malodorant du raisonnement charnel lui ont toujours été extrêmement nuisibles. En prenant de telles mesures, qui foulent au pied les dispositions les plus saintes, inspirées et transmises par l’Esprit Saint, le monde orgueilleux et enténébré pourrait, dans son manque de discernement et de réflexion, perdre définitivement le monachisme, et avec lui, tout le Christianisme.

- Pourriez-vous citer, à titre d’exemple, une mesure prise par un des Pères qui pourrait donner une idée des réformes dont ont besoin les monastères.

- Je vous propose de prêter attention à la Règle de Saint Nil de la Sora, notre compatriote du quinzième siècle, qui fut peut-être le dernier des saints auteurs à parler de la vie monastique. Cette règle est brève, mais d’une grande plénitude. Profonde et spirituelle, elle fut éditée à mille exemplaires en 1852 par le Saint Synode, et envoyée dans les monastères. Saint Nil prit l’habit monastique dans le but d’étudier et d’accomplir lui-même l’exploit monastique dans la tradition des anciens Pères. Pour mieux comprendre cette tradition, il entreprit un voyage en Orient, passa un temps important au Mont Athos, conversa avec les disciples de Saint Grégoire le Sinaïte et de Saint Grégoire Palamas, et entra en contact avec les moines de la région de Constantinople. De retour en Russie, il s’installa dans une forêt épaisse de la région de la rivière Sora, et devint dans notre patrie le fondateur de la vie en skite. La règle dont je viens de parler a été écrite pour son skite.

L’œuvre de Saint Nil est surtout précieuse pour nous dans la mesure où elle est la plus facile à adapter au monachisme contemporain. Celui-ci, en raison de la raréfaction des maîtres pneumatophores, ne peut plus fonctionner avec l’obéissance absolue des anciens moines. Saint Nil propose de remplacer cette obéissance absolue au maître pneumatophore par l’étude des Saintes Ecritures et des Saints Pères, jointe aux conseils pris auprès de frères qui ont réussi dans cette voie, et non sans avoir vérifié ces conseils dans les Saintes Ecritures. Après avoir étudié l’authentique exploit monastique, Saint Nil a fait entendre son humble voix pour s’opposer au monachisme russe de son époque, qui par simplicité et méconnaissance, s’était détourné de sa véritable vocation. Mais on ne prêta pas attention à cette voix : la passion était devenue générale, elle avait acquis une force invincible. Elle se termina au dix-huitième siècle par l’ébranlement des monastères. Cette passion consistait à vouloir acquérir des biens en grandes quantités.

- Que peut-on tirer de particulièrement utile pour le monachisme contemporain de l’œuvre de Saint Nil ?

- Avant tout, l’exemple même de Saint Nil est extraordinairement utile. Ayant étudié les Saintes Ecritures et les écrits des Saints Pères sur le monachisme, il n’a pas limité cette étude à une simple lecture, mais l’a enrichie par ses propres expériences. Non content de cela, il a encore voulu voir la vie des saints moines de l’Athos et de Byzance, afin de compléter ses connaissances et son activité par le modèle de leur vie. Ayant atteint la réussite spirituelle, il niait l’avoir atteinte, et ne cherchait pas à enseigner son prochain. On le priait pourtant de ne pas refuser une parole d’enseignement. Après des demandes répétées des frères, il obéit à leur requête et accepta comme une obédience le titre de maître et de supérieur. Dans tout cela, on voit que pour l’instauration, le soutien, ou l’amendement d’un monastère, il faut placer à sa tête des hommes dignes, qui ont étudié les Saintes Ecritures et les Ecrits des Pères, et qui ont acquis de surcroît une connaissance vivante et active qui aura attiré sur eux la divine grâce. Il faut prier Dieu afin qu’Il envoie de telles personnalités qui, fortes de leur expérience, pourront seules faire appliquer les saintes règles monastiques comme il se doit. Saint Jean Cassien raconte que dans les monastères égyptiens, qui furent les premiers au monde, le poste de supérieur était attribué uniquement à des moines qui vivaient dans l’obéissance et connaissaient d’expérience la tradition des Pères.

Le point le plus important de la règle de Saint Nil est donc la place prééminente qui revient aux Saintes Ecritures et aux écrits des Pères dans la direction spirituelle. Saint Jean Climaque définit le moine comme celui qui s’attache uniquement aux ordres et aux paroles de Dieu, en tout temps, en tout lieu et en toute chose. Saint Nil suivait cette règle, et il l’a transmise à ses disciples : « Nous avons décidé, si telle est la volonté de Dieu, d’accepter ceux qui viennent à nous afin qu’ils respectent la tradition des Saints Pères et gardent les commandements de Dieu, mais pas pour qu’ils introduisent des justifications et des excuses à leurs péchés en disant qu’à présent, il est impossible de vivre selon les Saintes Ecritures ou en suivant les écrits des Pères. Non ! Même si nous sommes faibles, nous devons, selon nos forces, imiter les bienheureux Pères de mémoire éternelle et les suivre, quand bien même nous ne pourrions par atteindre le même niveau qu’eux ». Celui qui connaît sérieusement la situation actuelle du monachisme russe peut témoigner que seuls les monastères où fleurissent les saintes lectures mentionnées plus haut réussissent sur le plan moral et spirituel, et que seuls les moines qui ont été nourris par ces saintes lectures portent dignement le nom de moine. Saint Nil ne donnait jamais d’instruction ou de réponse de lui-même, mais proposait à ceux qui le questionnaient, soit l’enseignement des Saintes Ecritures, soit celui des Pères. Lorsqu’il ne trouvait pas dans sa mémoire une réponse sanctifiée à un problème quelconque, il laissait la question sans réponse jusqu’au moment où il trouvait la solution dans les Ecritures. Il témoigne de cela dans une de ces lettres. Cette façon d’agir apparaît clairement chez Saint Pierre Damascène, Saint Grégoire le Sinaïte, les Saints Xanthopouloi et d’autres Pères plus tardifs, comme les hiéromoines Léonide et Macaire d’Optino. Leur mémoire était richement parée des pensées des saints. Ils ne donnaient jamais leurs propres conseils. Ils exposaient toujours les sentences des Ecritures ou des Pères. Cela leur donnait beaucoup de force. Ceux qui auraient volontiers rétorqué à des paroles humaines écoutaient avec révérence la parole de Dieu et trouvaient juste de lui soumettre leur propre raisonnement. Une telle façon d’agir garde dans une grande humilité celui qui donne le conseil, comme le montre très clairement la règle de Saint Nil : « celui qui transmet transmet non ce qui est à lui, mais ce qui est à Dieu. Il devient un témoin, un membre de la sainte Vérité, et dans sa conscience apparaît toujours la question : est-ce que j’accomplis mon service de façon responsable et avec révérence à l’égard de Dieu ? Les Ecritures Divines et les paroles des Saints Pères sont innombrables comme les grains de sable de la mer. En les explorant sans paresse, nous les communiquons à ceux qui viennent à nous et ont besoin d’enseignement. Plus exactement, ce ne sont pas les indignes que nous sommes qui communiquent, mais les bienheureux Pères, par les Ecritures Saintes ». Tous les saints auteurs ascétiques affirment qu’avec la raréfaction générale des maîtres pneumatophores, l’étude attentive des Ecritures Saintes (de préférence le Nouveau Testament) et des écrits patristiques sera la seule voie de réussite spirituelle accordée par Dieu au monachisme tardif. Saint Nil refusait de cohabiter avec ceux des frères qui ne voulaient pas vivre selon cette règle, tant elle est importante et essentielle.

La deuxième règle morale exposée par Saint Nil consiste en ce que les frères confessent quotidiennement leurs péchés à l’ancien à qui est confiée la direction de la communauté, même les plus insignifiants, ainsi que leurs pensées, leurs perceptions pécheresses, et leurs difficultés. Cette pratique est porteuse d’un extraordinaire profit spirituel. Aucune ascèse ne peut mettre les passions à mort aussi facilement. Les passions s’éloignent toujours de celui qui les confesse sans merci. La convoitise charnelle se fane par la confession, plus que par le jeûne ou la veille. Les moines qui prennent dès le début l’habitude de la confession quotidienne s’efforcent toujours à l’âge adulte d’avoir recours le plus souvent possible à ce traitement, car ils savent par expérience quelle liberté il apporte à l'âme. Par cet exploit, ils étudient en détails sur eux-mêmes la chute de l’humanité. Se soignant par la confession de leurs péchés, ils acquièrent la connaissance et l’art d’aider le prochain dans les troubles de son âme. Les hiéromoines du désert d’Optino avaient sous leur direction plusieurs disciples qui leur ouvraient quotidiennement leur conscience après la règle des prières du soir. Ces disciples se différenciaient très nettement de ceux qui vivaient arbitrairement. La pensée de la confession qui allait avoir lieu était comme une garde permanente de leur conduite, elle les habituait petit à petit à veiller sur eux-mêmes. La confession les rendait concentrés sur eux-mêmes et constamment absorbés dans les Saintes Ecritures.

La confession quotidienne, examen régulier de la conscience, est une très ancienne pratique monastique. Elle était répandue partout dans le monachisme primitif, comme le montrent clairement les œuvres des saints Jean Cassien, Jean Climaque, Barsanuphe le Grand, Abbé Isaïe, Abbé Dorothée, ainsi que tous les écrits patristiques sur le monachisme. En toute vraisemblance, cette pratique fut instituée par les Apôtres eux-mêmes (Jac.5,16).

Les moines éduqués selon les deux règles exposées ici peuvent être comparés à des gens qui profitent d’une bonne vue et de la vie, mais les moines privés de cette éducation sont comparables à des aveugles ou à des morts. Ces deux règles, introduites dans n’importe quel monastère, peuvent considérablement améliorer l’état moral et spirituel de la communauté, comme l’atteste l’expérience, même si rien d’autre n’est changé dans le monastère. Pour pouvoir appliquer de façon efficace la seconde règle, il faut bien sûr disposer d’un moine qui a réussi dans la vie spirituelle, et qui a été lui-même éduqué selon cette règle. L’expérience est absolument indispensable dans cette matière. Saint Jean Cassien écrivait : « Il est utile de révéler ses pensées aux pères, mais pas à n’importe lesquels, seulement à des anciens spirituels, doués du discernement, de ceux qui peuvent vraiment être appelés anciens, pas seulement pour leur âge ou leurs cheveux blancs. Nombreux sont ceux qui, attirés par l’aspect vénérable de la vieillesse, ont révélé leurs pensées et ont trouvé des nuisances à la place du traitement attendu, à cause de l’inexpérience de ceux qui les avaient écoutés ».

- Vous venez d’exposer les principes fondamentaux de la bonne organisation d’un monastère. Ne refusez pas de citer aussi d’autres règles des Saints Pères, qui pourraient aider les monastères à retrouver leur état naturel.

- L’éducation de l’homme dépend beaucoup des impressions extérieures. Il ne peut en être autrement, nous sommes créés ainsi. Les Saints Pères, qui ont percé ce mystère, ont dans leur sainte Tradition entouré le moine d’impressions choisies à dessein pour le mener vers le but, et se sont efforcés de chasser toutes les impressions qui pouvaient le détourner de ce but. Pour expliquer cela, tournons-nous de nouveau vers le précieux livre de Saint Nil de la Sora. Le saint recommande que l’église du monastère soit construite très simplement. Ils se réfère en cela à saint Pacôme le Grand qui ne voulait voir dans l’église de sa communauté aucune finesse architecturale, afin que l’esprit des moines, attiré par les louanges humaines, ne glisse pas vers les nombreuses et diverses astuces du Diable. A cela Saint Nil ajoute : « Si le saint parlait et agissait ainsi, combien plus devons-nous être prudents, nous qui sommes faibles et passionnés, nous dont l’esprit trébuche si facilement ! » Saint Nil recommande aussi que les cellules et autres bâtiments monastiques soient très simples, dépourvus d’ornements coûteux. Le grand Saint Jean le Prophète, qui vivait reclus à Gaza, donna avant sa mort des instructions au nouvel Abbé de la communauté. Il lui recommanda d’organiser les cellules sans leur donner de commodités superflues, car les édifices de ce monde n’ont pas plus de valeur que de simples tentes au regard de l’éternité. Saint Nil, se fondant sur la conduite des anciens Pères, recommande également que les vêtements sacerdotaux et les objets du culte soient simples, aussi peu précieux que possible, et peu nombreux. De la même façon, il ordonne que tous les biens monastiques soient simples, sans excès, uniquement destinés à satisfaire des besoins. Il faut éviter de susciter quelque vanité ou attachement chez les moines, dont les forces spirituelles doivent être exclusivement tendues vers Dieu. Saint Nil interdit l’entrée du skite aux personnes de sexe féminin. Anciennement, dans les monastères masculins, et au Mont Athos jusqu’à ce jour, les femmes n’avaient pas droit d’entrer. Ceci est absolument nécessaire pour ceux qui veulent vaincre la nature ! Il est indispensable d’éloigner complètement ce genre de tentations. Elles ne peuvent pas ne pas livrer à l’indécision celui qui leur est soumis. L’utilité de cette mesure est encore plus claire à notre époque où la moralité est en baisse évidente. En Russie, il est éminemment nécessaire d’éloigner le vin des monastères. Les pieux supérieurs des monastères ont toujours compris cela, et notamment le juste Théophane, supérieur et rénovateur du monastère Cyrillo-Novoezersky et récemment décédé, qui a mis en vain tout son zèle à anéantir l’emploi du vin dans le monastère qui lui était confié. Mais les efforts sont sans lendemain tant que les dispositions des Saints Pères concernant les monastères ne sont pas rétablies dans leur plénitude.

Saint Nil observa donc la vie monastique dans son berceau, c’est-à-dire en Orient. De retour en Russie, il s’installa dans un profond désert. L’endroit choisi le comblait. Il explique pourquoi dans une de ses lettres : « Par la grâce de Dieu, j’ai trouvé le lieu qui convient à mon esprit, car il est peu accessible aux laïcs ». Si pour un homme si saint, il était agréable de vivre dans un lieu où il ne pouvait pas être facilement visité par les séculiers, alors a fortiori pour nous, qui sommes faibles de volonté, peu raisonnables, et facilement enclins au péché, comme il est nécessaire que nous vivions éloignés des séculiers ! Puissions-nous ne pas voir accourir des foules de laïcs et avec eux des foules de tentations ! Saint Nil souhaitait voir ses moines vivre du travail de leurs mains, et recevoir des aumônes des laïcs en très petites quantités, et seulement quand cela s’avérait nécessaire. Voilà les règles essentielles dictées par les saints Pères du monachisme, et reconnues par la Sainte Eglise. Les autres règles, qui concernent les détails de la vie quotidienne, ont le même caractère et le même but.

- Beaucoup de monastères se sont plus ou moins détournés des règles que vous venez d’énumérer. Ces déviations devront être corrigées un jour ou l’autre. L’instruction et l’esprit des gens d’aujourd’hui poussent, vous le savez, à ce que ces corrections ne soient pas différées plus longtemps. On en parle dans la société. Il serait bon qu’au milieu des voix qui parlent sans connaître, on entende aussi la voix de ceux qui parlent en connaissance de cause. Qui est-ce qui, à votre avis, pourrait aider les monastères à retrouver leur juste destination ?

- J’ai déjà presque répondu à cette question ; néanmoins, la réponse est très complexe. Je pense aux paroles du Sauveur concernant le champ dans lequel fut semé une bonne semence mais dans lequel, au milieu du bon grain, on découvrit aussi de l’ivraie en grande quantité. Ce ne sont pas les hommes, mais les anges qui proposèrent au Maître de l’arracher. Mais celui-ci refusa, de peur qu’en arrachant l’ivraie, le blé soit lui aussi arraché... N’est-ce pas la meilleure manière de faire avec les monastères ? En tout cas, il y a lieu d’examiner tout cela avec attention. Quand on corrige des édifices qui ont fait leur temps, il faut être prudent. Les médecins raisonnables refusent de toucher aux maladies trop ancrées dans l’organisme, de peur de détruire la vie elle-même. Les monastères et le monachisme ont été institués par l’Esprit Saint grâce à ces vases d’élection que furent les Saints Pères. Rétablir les monastères dans leur ancienne beauté spirituelle, si cela entre dans les plans de Dieu, ne sera possible qu’avec la grâce de Dieu et des instruments dignes de ce travail. Voilà tout ce que je peux dire de général sur le sujet. De toute façon il est clair que l’amélioration des monastères ne peut en aucun cas être l’œuvre de séculiers. Les laïcs agiront avec piété s’ils remettent cette œuvre entre les mains de ceux à qui la providence divine elle-même la remettra, et à qui des comptes seront demandés au Jugement Dernier. Je considère comme un devoir sacré de vous communiquer les conseils que je tiens de vieillards expérimentés et dignes de respect. Ils disent ceci aux laïcs et aux moines qui cherchent sincèrement le salut : à notre époque où les scandales se sont tellement multipliés, il faut être particulièrement attentif à soi-même, ne prêter aucune attention à la vie et aux affaires des autres, et ne pas juger ceux qui sont scandalisés. L’action corruptible du scandale passe facilement de ceux que le scandale attire à ceux qui les jugent. Ces vieillards conseillent aux laïcs de se diriger dans la vie avec l’Evangile et ceux des Pères qui ont laissé des instructions destinés aux chrétiens en général, comme Saint Tikhon de Zadonsk. Aux moines, ils conseillent de se diriger avec l’Evangile et les Pères qui ont écrit spécialement pour les moines. Le moine qui se dirige à la lumière des écrits patristiques pourra trouver le salut dans n’importe quel monastère. En revanche, perdra son salut celui qui vit en suivant sa propre volonté et sa raison, quand bien même vivrait-il dans un profond désert. Malheur au monde à cause de ses scandales ! (Mt.18,7) Parce que l’iniquité se sera accrue, l’amour du plus grand nombre se refroidira (Mt.24,12). L’arrivée des scandales est prévue par Dieu (Mt.18,7). Après la Rédemption, la possibilité a été laissée à l’homme de choisir entre le bien et le mal, comme elle lui avait été laissée après sa création. Mais l’homme choisit le plus souvent le mal, comme il le fit après sa création. Au beau milieu du Paradis, le mal fit irruption sous le masque du bien, pour séduire l’homme plus facilement. Aujourd’hui il apparaît dans la Sainte Eglise, masqué et paré, dans l’infinie et attrayante diversité des tentations, sous le couvert de distractions et réjouissances innocentes, de développement (de la vie charnelle) et réussite de l’humanité, qui ne sont en réalité qu’humiliation de l’Esprit Saint. Les hommes sont corrompus dans l’esprit en raison de leur bienveillance pour l’injustice. Ils sont réprouvés en ce qui concerne la foi ; ils ont bien l’apparence de la piété, mais ils renient ce qui en fait la force (2Tim.3,8,5). Pour ceux qui ont reçu cette force et l’ont par la suite volontairement rejetée, un retour en arrière est difficile (Heb.10,26) : la bonne disposition quitte infailliblement celui qui dédaigne intentionnellement le don de Dieu. Une apparence de piété peut être plus ou moins recollée par des astuces humaines, mais le rétablissement de la force de la piété appartient à Celui qui revêt les hommes de la Puissance d’en haut (Luc24,49). L’arbre vieilli et débile est souvent paré d’un voile épais de feuilles vertes, et semble en bonne santé avec son tronc volumineux, mais à l’intérieur il est déjà pourri : la première tempête le brisera…

mercredi 2 décembre 2009

DIALOGUE ENTRE UN MOINE ET UN LAÏC

Dialogue entre deux orthodoxes, un moine et un laïc, à propos du monachisme. (De saint Ignace briantchaninov)

- Le laïc : Mon père, je m’estime heureux d’avoir trouvé en vous une personne à qui je puisse ouvrir mon coeur pour entendre une parole sincère. Je désire de toute mon âme être membre de l’Eglise Orthodoxe et suivre sa Tradition, tant sur le plan dogmatique que sur le plan moral. Dans ce but, je cherche à comprendre avec justesse tous les sujets traditionnels. Une compréhension erronée conduit à des actes injustes, qui sont eux-mêmes la cause de nuisances personnelles et sociales. Ne refusez pas de m’expliquer maintenant l’importance du monachisme dans l’Eglise du Christ !

- Le moine : Que Dieu bénisse votre désir ! Tout ce qui est bon naît en effet d’une compréhension juste et précise. Une compréhension erronée ou mensongère attire les malheurs. C’est d’ailleurs ce que prêche l’Evangile, qui propose la Vérité comme Cause première du salut, et le mensonge comme cause première de la perdition (Jn.8,32,44). Mais pourquoi tenez-vous à ce que notre entretien d’aujourd’hui porte justement sur le monachisme ?

- Dans le milieu que je fréquente, il est souvent question du monachisme. Aujourd’hui, différentes opinions sont émises à ce sujet. Mes connaissances m’interrogent presque toujours sur mon point de vue, car elles savent que je fréquente des clercs. J’aimerais pouvoir leur répondre avec exactitude, c’est pourquoi je m’adresse à vous.

- Je ne sais pas à quel point je suis capable de vous aider ; néanmoins, je vous parlerai avec sincérité, m’efforçant d’exposer ce que je connais grâce à mes lectures de l’Ecriture Sainte et des Pères, à mes entretiens avec des moines dont la vie est digne de respect et de confiance, et à ma propre expérience. Comme fondement de cet entretien, comme pierre angulaire de l’édifice, je dirai que l’instauration du monachisme est le fait de Dieu, et en aucun cas des hommes.

- Imaginez que je n’ai jamais entendu dire en société que le monachisme ait été instauré par Dieu !

- Je le sais bien. C’est pour cela que dans les conversations mondaines sur le monachisme l’un dit “ il me semble que... ”, et un autre rétorque “ et moi il me semble plutôt que... ”, et un autre encore “ moi, je ferais ainsi... ”. Mille opinions contradictoires émanent de personnes qui n’ont aucune idée de ce qu’est le monachisme, mais seraient néanmoins prêtes à composer des règles monastiques selon leur propre sagesse. On trouve même certaines personnes pour colporter les blasphèmes des athées sur le sujet. Le cœur est envahi par la tristesse et la crainte quand l’ignorance foule de ses gros sabots les perles les plus précieuses d’une tradition instaurée par Dieu.

- Exact ! L’ignorance, comme vous le dites, père, est la raison de tout cela !

- Ne pensez pas que l’ignorance soit un mal insignifiant ! Les Saints Pères disent qu’elle est la racine de tous les maux. Saint Marc l’Ascète affirme qu’elle est la source principale de la méchanceté. Un autre père précise que l’ignorant ignore son ignorance et se satisfait de sa connaissance. L’ignorance est capable de faire beaucoup de mal sans le savoir. Je dis cela par compassion pour tous ces gens qui ne savent pas en quoi consiste la dignité de l’homme, et pour tous ces chrétiens qui ne savent pas en quoi consiste le Christianisme et se font du tort à eux-mêmes par ignorance. Ne pensez pourtant pas que j’ai l’intention de mélanger les abus et les faiblesses humaines avec les institutions divines ! Dénoter les abus et les dissocier des institutions divines est un signe de révérence envers ces dernières et un moyen de les garder dans la sainteté voulue et accordée par Dieu.

- Votre dernière phrase est aussi une nouveauté pour moi. Je n’avais jamais vu le monachisme sous cet angle, et ne l’avais pas non plus rencontré ainsi dans les idées des autres.

- Ce que j’ai dit concerne non seulement le monachisme, mais aussi toute l’Eglise du Nouveau Testament comme de l’Ancien. Le Seigneur Lui-même a montré dans la parabole de la vigne (Mt.21) que l’Eglise de l’Ancien Testament a été fondée par Dieu et transmise par Lui au peuple juif. En outre, il ressort de l’Evangile et des Saintes Ecritures (Eph.1,22-29&2,10-11) que l’Eglise du Nouveau Testament a été fondée par le Dieu-Homme et transmise à un autre peuple formé en réalité de tous les peuples : le peuple des chrétiens. Jadis, les juifs devaient rendre des comptes à Dieu du don qui leur avait été fait, de leur gestion de ce don ; leur conduite s’étant avérée criminelle, ils furent écartés et châtiés, dès qu’ils dévièrent en esprit. De la même façon, des comptes seront demandés aux chrétiens sur leur façon d’utiliser l’institution divine générale qu’est l’Eglise du Nouveau Testament, et les institutions particulières comme le monachisme.

- Y a-t-il possibilité de trouver dans les Saintes Ecritures quel sera sur la terre le destin ultime de l’Eglise du Nouveau Testament ?

- Les Saintes Ecritures témoignent du fait que les chrétiens, à l’instar des juifs, se refroidiront progressivement à l’égard de l’enseignement révélé par Dieu. Ils commenceront à ne plus prêter attention à la régénération de la nature humaine opérée par le Dieu-Homme, oublieront l’éternité, et dirigeront toute leur attention sur la vie terrestre. Ils s’occuperont de leur situation ici-bas comme si elle était éternelle. Ils soigneront le développement de leur nature déchue et satisferont tous les désirs et toutes les exigences de leurs âmes et de leurs corps dépravés. Bien entendu le Rédempteur, qui est venu racheter l’homme en vue de la béatitude éternelle, est étranger à une telle tendance qui s’éloigne du Christianisme. L’éloignement aura lieu, selon les Ecritures (1Thes.2,3). Le monachisme aussi participera à l’affaiblissement du Christianisme, car un membre du corps ne peut pas ne pas ressentir l’infirmité qui frappe le corps tout entier. L’Esprit Saint a d’ailleurs révélé ceci aux saints moines des temps anciens : lorsque le Christianisme se limitera à un tout petit nombre, alors la vie sur cette terre cessera.

- Quelle est l’importance du monachisme dans l’Eglise du Christ ?

- Les moines sont des chrétiens qui abandonnent, autant que possible, toutes les occupations terrestres, pour se consacrer à la prière, la reine des vertus. Au moyen de la prière, ils cherchent à s’unir à Dieu pour ne faire qu’un avec Lui, selon les paroles de l’Apôtre : celui qui s’attache au Seigneur est avec Lui un seul esprit (1Cor.6,17). Comme la prière tire sa force des autres vertus et de l’enseignement du Christ, les moines manifestent un zèle particulier à accomplir les commandements évangéliques. Ajoutant à cet accomplissement des commandements, obligatoire pour tous les chrétiens, la mise en pratique de deux conseils, celui de la pauvreté et du célibat, ils s’efforcent de mener une vie semblable à la vie terrestre du Dieu-Homme : c’est pour cette raison qu’on qualifie les saints moines de très-ressemblants.

- D’où les moines tiennent-ils leur nom ?

- Les mots moine, monastère, et monachisme proviennent du mot grec monos, qui signifie un. Le moine est donc une personne qui vit seule, ou dans la solitude. Le monastère est une habitation solitaire, isolée. Le monachisme, c’est la vie solitaire. Cette vie est différente de la vie habituelle, commune, c’est pourquoi la langue russe utilise pour elle le mot inotchestvo, qui vient de inoï, autre. Le moine est aussi appelé inok. Les mots vie communautaire, skite, hésychia, ermite, réclusion, vie au désert correspondent aux diverses formes de la vie monastique. La vie communautaire désigne la vie en commun d’un nombre plus ou moins important de moines qui partagent les offices divins, les repas, un même type de vêtements, et dépendent d’un même supérieur. Le skite désigne la cohabitation de deux ou trois moines dans une cellule particulière, qui vivent en prenant conseil les uns des autres ou en demandant conseil au plus ancien, ont en commun les repas et les vêtements, font cinq jours par semaine les offices dans leur cellule, et viennent le samedi et le dimanche à l’office communautaire à l’église. L’ermite est un moine qui vit dans la solitude. Le reclus est un ermite qui reste dans sa cellule du monastère sans en sortir. L’anachorète est un ermite qui vit dans un désert dépeuplé.

- Quand le monachisme a-t-il débuté ?

- D’après Saint Jean Cassien, dès le temps des Apôtres. Saint Jean Cassien (moine et Père de l’Eglise du IVe siècle) visita les monastères d’Egypte à l’époque de leur plein épanouissement. Après avoir vécu assez longtemps chez les moines du désert de Scété, il transmit par écrit à la postérité les règles et les enseignements de ces moines. Il raconte qu’en Egypte, ce furent les disciples du Saint Apôtre et Evangéliste Marc, premier Evêque d’Alexandrie, qui reçurent en premier le nom de moines. Ces moines vivaient dans des lieux isolés, proches de la grande métropole égyptienne, pour mener une vie des plus élevées, selon les règles transmises par l’Evangéliste. Du vivant de la sainte martyre Eugénie, sous l’empereur Commode (intronisé en 180), et du haut dignitaire Philippe, gouverneur d’Egypte, il y avait un monastère dans les faubourgs d’Alexandrie dans lequel l’Evêque de l’époque, le saint Hiérarque Elie, avait pris l’habit dès sa jeunesse. L’historien juif Philon, contemporain des Apôtres et citoyen d’Alexandrie, décrit la vie des “ Thérapeutes ” qui s’étaient éloignés de la ville pour mener dans des demeures appelées monastères une vie semblable à celle des moines décrits par Saint Jean Cassien. Mais la description de Philon ne permet pas d’affirmer que ces Thérapeutes étaient chrétiens, car ce séculier avait des connaissances très superficielles ; à cette époque, nombreux étaient ceux qui ne faisaient pas la différence entre les chrétiens et les juifs, et prenaient les premiers comme une secte des seconds. Dans la vie de Saint Antoine le Grand, rédigée par son contemporain Saint Athanase le Grand, Archevêque d’Alexandrie, il est dit qu’au moment où, à l’âge de vingt ans, Saint Antoine devint moine, les moines égyptiens menaient la vie solitaire à proximité des villes ou des villages. Saint Antoine mourut en 356, à l’âge de cent cinq ans. Le monachisme est également attesté en Syrie au temps des Apôtres. La sainte martyre Eudocie, qui vécut à Héliopolis en Syrie sous le règne de Trajan (98-113), fut convertie au Christianisme par Saint Germain, supérieur d’un monastère masculin de soixante-dix moines : après sa conversion, elle entra dans un couvent de trente moniales. Dans les dernières années du troisième siècle, Saint Antoine le Grand instaura la vie au désert. A la fin du quatrième siècle, Saint Pachôme le Grand fonda la vie communautaire à Tabennêsis dans le désert de Thébaïde, et Saint Macaire le Grand la vie hésychaste au désert de Scété près d’Alexandrie. Ce dernier lieu est à l’origine du mot skite, et des monastères organisés pour cette sorte de vie, également nommés skites. Saint Basile le Grand, Archevêque de Césarée de Cappadoce, qui vécut dans la seconde moitié du quatrième siècle, étudia la vie monastique en Egypte avant de rentrer dans sa patrie pour vivre en moine jusqu’à ses débuts dans le service de l’Eglise. Il écrivit des règles qui furent utilisées comme modèles dans toute l’Eglise d’Orient. Ainsi le monachisme, qui se cachait d’abord à proximité des villes et des villages, se déplaça au quatrième siècle vers les déserts inhabités. Toutefois, les monastères existèrent toujours dans les villes. Saint Jean Cassien suggère à ceux qui voudraient davantage de détails sur le sujet de se plonger dans les livres de l’histoire de l’Eglise. Malheureusement, ces livres ne parvinrent pas jusqu’à nous, comme d’ailleurs presque tous les actes rédigés en Egypte, car ils furent détruits par les musulmans au VIIe siècle. Il en fut de même dans les autres pays chrétiens soumis par les musulmans, mais à un moindre degré.

- Quelle est la raison de cette émigration du monachisme vers les lieux éloignés des villes et des villages ?

- Cette émigration eut lieu dès que cessèrent les exploits des martyrs. A ce moment-là, comme le Christianisme était protégé et propagé par l’état, tous les hommes adhérèrent à la foi chrétienne, et plus seulement ces élus déterminés à supporter de très grands malheurs et même la mort. Le Christianisme ne garda pas l’abnégation des siècles précédents. Dans les villes et les villages, les chrétiens commencèrent à se préoccuper de tout ce qui concerne la vie d’ici-bas, le luxe, les jouissances charnelles, les réjouissances populaires, et toutes les activités auxquelles les premiers confesseurs de la foi étaient étrangers, y voyant le reniement du Christ en esprit. Le désert devint donc un asile naturel, un refuge contre les tentations, pour ceux qui souhaitaient conserver au Christianisme sa pleine puissance. « Le désert, dit Saint Isaac le Syrien, est utile aux faibles comme aux forts. Il permet aux premiers, par l’éloignement de la matière, de ne pas voir leurs passions prendre feu et se multiplier, et aux seconds d’engager le combat contre les esprits malins ». Saint Basile le Grand et Saint Dimitri de Rostov décrivent ainsi les raisons de la fuite au désert de Saint Gordius : « Gordius fuit le bruit de la ville, les cris du marché, les louanges princières, les jugements de ceux qui dénotent, vendent, achètent, jurent, mentent, disent des choses honteuses. Il fuit les jeux, rires, et railleries de la ville, pour garder ses yeux et son ouïe purs, et surtout son coeur purifié et capable de voir Dieu. Il fut digne de révélations divines, et apprit de très grands mystères, non des hommes, mais de son Maître dans la vérité : l’Esprit ». A partir de leur transfert au désert, les moines adoptèrent un habit particulier pour se distinguer définitivement des laïcs. A l’époque des persécutions au contraire, le clergé et les moines portaient les vêtements les plus communs pour ne pas attirer l’attention des persécuteurs.

- L’enseignement très élevé dont Saint Gordius fut jugé digne était l’apanage d’une petite minorité. Mais maintenant, la foi chrétienne est enseignée de façon détaillée et satisfaisante dans les séminaires et les académies de théologie.

- Entre l’enseignement des établissements théologiques et celui des monastères, il y a une très grande différence, même si le sujet traité est le même : le Christianisme. Le Sauveur du monde, en envoyant les Saints Apôtres prêcher dans tout l’univers, leur commanda de répandre parmi les nations la foi dans le vrai Dieu, et d’enseigner la vie selon les commandements : « Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au Nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit, et enseignez-leur à observer tout ce que Je vous ai prescrit » (Mt.28,19-20). L’enseignement de la foi doit précéder le Baptême, et l’enseignement de la vie selon les commandements doit le suivre. Le premier enseignement est théorique, le second, pratique. Du premier, le Saint Apôtre Paul a dit : « Je n’ai rien caché de ce qui vous est utile, je n’ai pas craint de prêcher et de vous enseigner, publiquement et dans les maisons, annonçant aux juifs et aux grecs le repentir devant Dieu et la foi en notre Seigneur Jésus-Christ » (Act.20,20-21). Du second, il a dit : « Christ en nous, l’espérance de la gloire, c’est Lui que nous annonçons, exhortant et instruisant tout homme en toute sagesse, afin de présenter à Dieu tout homme devenu parfait en Jésus-Christ » (Col.1,27-28). Dieu dispense deux enseignements sur Lui-même : un enseignement par la parole, reçu par la foi, et un enseignement par la vie, reçu par une activité conforme aux commandements de l’Evangile. On peut comparer le premier enseignement aux fondations de l’édifice, et le deuxième à l’édifice lui-même. Il est impossible de bâtir sans fondations, et des fondations sans bâtiment ne sont d’aucune utilité. « La foi sans les oeuvres est morte » (Jac.2,26). Le Saint Apôtre Paul insiste sur la nécessité absolue du premier enseignement : « la foi vient de ce qu’on entend, et ce qu’on entend vient de la parole du Christ. Comment donc invoqueront-ils Celui en qui ils n’ont pas cru ? Et comment croiront-ils Celui dont ils n’ont pas entendu parler ? Et comment en entendront-ils parler s’il n’y a personne qui prêche ? » (Rom.10, 17,14) Voilà le début de la catéchèse. A ceux qui s’engageaient dans le Christianisme, les Apôtres et leurs successeurs exposaient l’enseignement de base (Dieu, le Dieu-Homme, l’homme et son importance dans le temps et dans l’éternité, les sacrements, la béatitude du Paradis, les souffrances de l’enfer (Hb.6,1-2), et le reste), qui constitue la dogmatique du Christianisme, auquel s’ajoute l’enseignement théorique de la vie selon les commandements de l’Evangile (Hb. XI,XII, &XIII), fondement de la théologie morale dogmatique, cette science des plus élevées. Dès les temps apostoliques commencèrent à apparaître autour de l’Eglise du Christ des jugements hérétiques, c’est-à-dire des jugements sur la Révélation provenant de l’intelligence humaine faussée. Dans l’enseignement révélé par Dieu, il n’y a pas de place pour les raisonnements humains : de l’Alpha à l’Oméga, tout est de Dieu. La Sainte Eglise s’est efforcée de garder avec soin le trésor spirituel inestimable qui lui avait été confié : l’Enseignement révélé de Dieu. Elle a dénoté ses ennemis manifestes, les païens et leurs philosophes, et les juifs, repoussant leurs attaques. Elle a dénoté ses ennemis intérieurs, les hérétiques, réfutant leur enseignement, les rejetant de son sein, mettant ses enfants en garde contre eux. C’est pour cette raison que la théologie s’est étendue de plus en plus avec le temps. Il fallut bientôt des établissements pour l’enseigner. Le plus ancien et le plus grand fut celui d’Alexandrie, qui s’épanouit surtout aux deuxième et troisième siècles. Les doctrines hostiles à l’Enseignement Divin se multipliant en permanence, la nécessité d’organiser des établissement théologiques se fit de plus en plus sentir. L’Occident s’écarta de l’Orient et tomba dans l’hérésie, absorbant les instructions et les coutumes païennes. Dès lors, les doctrines hostiles à l’Eglise Orthodoxe, doctrines monstrueuses et blasphématoires construites avec malignité et hardiesse, se multiplièrent à l’infini. Les établissements théologiques devinrent une nécessité vitale pour l’Eglise Orthodoxe, comme le souffle de la vie. Jugez vous-mêmes ! Il faut présenter clairement au chrétien orthodoxe, et surtout à celui qui s’apprête à devenir un pasteur, tant le véritable enseignement de l’Eglise Orthodoxe, que son combat victorieux sur ses ennemis secrets et manifestes, cachés et découverts, combat qui s’enflamme de plus en plus depuis dix-huit siècles. Il faut exposer de façon satisfaisante les erreurs d’Arius, de Macédonius, de Nestorius, d’Eutychès et des iconoclastes, couronnées par l’athéisme et les plus récentes inventions de la philosophie. L’étude de la théologie exigeait peu de temps dans les premières années du Christianisme, elle exige davantage aujourd’hui. Auparavant, elle pouvait être transmise au cours des sermons à l’église, aujourd’hui, elle nécessite de nombreuses années d’étude. Tel est le but de nos séminaires et académies : transmettre les connaissances fondamentales du Christianisme, comme une sorte d’introduction (dit Saint Marc l’Ascète), à notre jeunesse encore inactive dans la société, qui reçoit là une préparation uniquement théorique, et qui ignorera à la sortie du séminaire les connaissances provenant de l’expérience. Sur cette connaissance théorique de la foi, il faut construire une connaissance active, vivante, animée par la grâce. C’est pour acquérir cette connaissance que la vie terrestre est donnée à l’homme. Le chrétien qui vit au milieu du monde selon les commandements de l’Evangile s’enrichira infailliblement de cette connaissance, non seulement par sa propre expérience, mais aussi par l’oeuvre de la grâce. Mais s’enrichira beaucoup plus encore celui qui déposera tous les soucis de ce monde pour employer tout son temps, toutes les forces de son corps et de son âme à plaire à Dieu, c’est-à-dire le moine. C’est lui qui, dans l’Evangile, possédera les commandements du Seigneur, qui représenteront tout son héritage. « Celui qui a Mes commandements et qui les garde, c’est celui qui M’aime. Et celui qui M’aime sera aimé de Mon Père, Je l’aimerai et Je me ferai connaître à lui » (Jn.14,21) C’est dans ce but que les chrétiens les plus zélés de tous les siècles, après avoir terminé leur éducation dans les établissements scolaires, entraient et entrent jusqu’à aujourd’hui dans le monachisme pour en recevoir l’enseignement. Qui furent les grands maîtres de l’Eglise de tous les temps ? Les moines. Qui a expliqué en détails l’enseignement de l’Eglise, qui a conservé sa Tradition pour la postérité, qui a dénoncé et écrasé les hérésies ? Les moines. Qui a marqué de son sang la confession de foi orthodoxe ? Les moines. C’est tout à fait naturel. Les chrétiens qui vivent au milieu de ce monde, empêtrés dans ses liens, préoccupés par divers soucis volontaires ou involontaires, ne peuvent pas consacrer tout leur temps et tout leur amour à Dieu. « Celui qui n’est pas marié s’inquiète des choses du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du monde » (1Cor.7,32-33). Celui qui s’est marié ne peut pas s’attacher en permanence au Seigneur par une prière détachée du terrestre, et s’unir au Seigneur en un seul esprit (1Cor.6,17), comme cela est possible au moine. Néanmoins, pour une réussite chrétienne personnelle, l’érudition nécessaire aux maîtres de l’Eglise n’est pas nécessaire : de nombreux analphabètes, comme Saint Antoine le Grand, ont pris l’habit monastique et atteint la perfection chrétienne, déversé la lumière spirituelle sur leurs contemporains par leur enseignements et par les dons de la grâce. « Qui, dit Saint Jean Climaque, parmi les laïcs, a jamais opéré des miracles ? Qui a ressuscité des morts ? Qui a chassé des démons ? Personne ! Toutes ces choses sont le prix que remportent les moines et le monde ne peut y parvenir ».

- Tous les moines ne parviennent pas à un état aussi élevé, atteignant leur but ; rares sont ceux, en fait, qui l’atteignent...

- Il ne fait aucun doute que, comme Dieu l’a promis, les moines qui passent toute leur vie à suivre les règles monastiques acquièrent la grâce de Dieu. Il est impossible que la parole de Dieu ne s’accomplisse pas. Les commandements de l’Evangile sont assortis d’une promesse : ils communiqueront l’Esprit de Dieu à ceux qui les accomplissent. Inversement, les moines qui dédaignent les règles instaurées par Dieu pour le monachisme, et mènent leur vie dans la distraction, l’arbitraire, ou la volupté, c’est-à-dire, qui aiment le monde, seront privés de la réussite. Il en va de même pour tous les chrétiens : ceux qui mènent une vie chrétienne trouvent le salut, mais ceux qui vivent comme des païens sont perdus. Il y avait jadis beaucoup plus de saints parmi les moines et beaucoup plus de sauvés parmi les chrétiens. Mais notre époque connaît un relâchement général dans la foi et la moralité. Cependant, on trouve encore des moines et des chrétiens authentiques. Je répète que s’il existe des moines indignes de leur état et de leur vocation, c’est qu’ils font mauvais usage de l’institution divine. Pourtant, cette institution divine ne cesse pas d’être divine, même si les hommes la bafouent. De la même façon, le Christianisme garde sa grande dignité, en dépit de la vie contraire à l’enseignement du Christ menée par de nombreux chrétiens. Il faut donc juger du Christianisme et du monachisme sur les chrétiens ou moines authentiques. Mais ceci n’est pas si facile : la piété et la vertu, comme de chastes vierges, se cachent toujours au fond de cellules ignorées, comme sous le manteau, à l’opposé des femmes adultères qui s’efforcent d’apparaître en public à demi nues. Il arrive souvent que la vie élevée d’un moine soit découverte lors de son décès ou après. Le moine qui participe à la grâce de Dieu est souvent l’objet de la haine du monde, des médisances et des calomnies, car le monde hait l’Esprit de Dieu (Jn.15,18-19). La réussite elle-même a divers degrés, car, comme il a été dit plus haut, la solitude monastique est utile aux forts et aux faibles pour des raisons différentes. Bien entendu, les seconds sont toujours plus nombreux que les premiers.

- Après tout ce que vous venez de dire, il convient de montrer que le monachisme est bien une institution divine.

- Le Sauveur du monde a indiqué deux voies, c’est-à-dire deux genres de vie, pour ceux qui croient en Lui : la voie qui procure le salut, et la voie qui conduit à la perfection. L’Evangile dit de ceux qui empruntent la seconde voie qu’ils suivent le Christ, car cette voie est l’expression la plus exacte de l’enseignement du Seigneur, et l’imitation du genre de vie qu’Il mena Lui-même pendant Son pèlerinage terrestre.

Pour obtenir le salut, il faut trois choses : la foi dans le Christ (Jn.3,36 & 17,3), la vie selon les commandements de Dieu (Mt.19,17 & Mc.10,19), et la guérison par le repentir de nos insuffisances dans l’accomplissement des commandements (Luc13,35). Le salut est donc ouvert à tous et accessible à chacun, quelles que soient ses obligations dans le monde, à condition que ces dernières ne soient pas incompatibles avec la loi de Dieu.

Certains, comme les Apôtres, sont appelés à suivre le Seigneur par le Seigneur Lui-même, mais en général, le Seigneur laisse à chacun la liberté de Le suivre. Ceci apparaît à plusieurs reprises dans l’Evangile. Si quelqu’un veut venir après Moi... (Mt.16,24), Si tu veux être parfait... (Mt.19,21), Si quelqu’un vient à Moi... (Luc26,14), telles sont les expressions que le Seigneur emploie pour parler de celui qui veut Le suivre vers la perfection chrétienne. Si prendre sur soi ce genre de vie est laissé à la liberté de chacun, les conditions en sont fixées par le Seigneur. Il faut accepter ces conditions pour pouvoir Le suivre. Et quelles sont ces conditions ? Si quelqu’un veut venir après Moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il Me suive ; Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens, et suis-Moi ; Si quelqu’un vient à Moi et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses soeurs, et même sa propre vie, il ne peut être Mon disciple. Et quiconque ne porte pas sa croix pour Me suivre ne peut pas être Mon disciple. Quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être Mon disciple. Voici quelles sont les promesses essentielles du moine.

Comme nous l’avons dit, le monachisme à ses débuts n’était rien d’autre qu’une vie solitaire, éloignée du bruit, menée par les chrétiens qui visaient vers la perfection. Ainsi ces chrétiens d’Alexandrie qui suivaient dans la périphérie de la ville les recommandations du Saint Evangéliste Marc. Le Saint Apôtre Paul dit à tous les chrétiens qui désirent entrer en communion plus étroite avec le Seigneur : « nous sommes le temple du Dieu vivant, ainsi que Dieu l’a dit : J’habiterai au milieu d’eux et J’y marcherai ; Je serai leur Dieu et ils seront Mon peuple. Sortez donc du milieu de ces gens-là et tenez-vous à l’écart, dit le Seigneur. Ne touchez rien d’impur, et Moi, Je vous accueillerai. Je serai pour vous un père, et vous serez pour moi des fils et des filles, dit le Seigneur tout-puissant » (2Cor.6,16-18) Saint Jean Climaque attribue cette vocation-là aux moines (2,15) et l’Eglise primitive comprenait ces paroles du Seigneur de la même façon. Saint Athanase le Grand rapporte sur Saint Antoine la chose suivante : encore adolescent, Saint Antoine entra dans une église pour prier. Ce jour-là, on lisait la péricope de l’Evangile de Saint Matthieu concernant l’homme riche qui questionne le Seigneur sur le salut et la perfection. En entendant ces paroles (« Si tu veux être parfait, vends ce que tu possèdes... »), Antoine, qui était préoccupé par le choix d’un mode de vie, reconnut la réponse du Seigneur Lui-même. Il vendit aussitôt ses biens pour les distribuer aux pauvres, et devint moine. Ces paroles fondamentales du Seigneur sont encore lues de nos jours lors de la prise d’habit monastique. La vie au désert fut donc instituée à la suite de révélations. Dieu appela Saint Antoine à vivre dans le désert profond. Un ange ordonna à Saint Macaire le Grand de s’établir dans le désert de Scété. Un ange ordonna aussi à Saint Pachôme le Grand d’établir sa communauté monastique au désert, à la suite de quoi il lui remit des règles écrites pour la vie des moines. Ces trois saints étaient des hommes remplis de l’Esprit Saint et constamment unis à Dieu. Ils prêtèrent leur bouche à la parole de Dieu, comme jadis Moïse avec le peuple d’Israël, pour édifier les moines. Dans la suite des siècles, l’Esprit Saint n’eut de cesse d’illuminer le monachisme. Cet enseignement de l’Esprit Saint, qui est enseignement du Christ et enseignement de Dieu pour le monachisme, que les pères appellent la science des sciences, fut exposé avec clarté et plénitude par les saints moines dans leurs écrits inspirés par Dieu. Tous témoignent du fait que l’instauration du monachisme, cette vie surnaturelle, n’a rien d’humain : c’est l’oeuvre de Dieu.

- Certains supposent que la raison d’être du monachisme des trois premiers siècles fut la fuite devant les persécutions suscitées par les païens.

- Le raisonnement charnel traite toujours faussement des hommes spirituels. Les moines des premiers siècles avaient soif du martyre, et beaucoup furent couronnés, tels Nikon, Julien, Eudocie, Eugénie, Févronie, et bien d’autres. Dès qu’il en eut l’occasion, le saint ermite Gordius, cité plus haut, se rendit à Césarée de Cappadoce pour dénoncer le paganisme au cours d’une fête populaire, confesser le Christ, et sceller cette confession par le martyre. Quand l’empereur Dioclétien déclencha sa grande et cruelle persécution, Saint Antoine le Grand était déjà moine et ermite. Ayant entendu parler des souffrances des chrétiens, il abandonna sa grotte au désert pour courir à Alexandrie confesser le Christ et se joindre aux martyrs. Le saint fut bien martyr, mais par l’amour et le désir : bien qu’il désirât souffrir pour le Nom du Seigneur, le martyre ne lui fut pas accordé. Déjà le Seigneur avait commencé de remplacer la moisson abondante et sainte des martyrs par une autre moisson, non moins abondante : celle que les moines devaient réaliser dans le champ d’un autre témoignage. Les supplices avaient à peine cessé, le sang chrétien s’était à peine arrêté de couler, que des milliers de moines se précipitèrent vers de sauvages déserts pour y crucifier la chair avec ses passions et ses convoitises (Gal.5,24), et confesser le Christ devant les Principautés, les Puissances, et les Régisseurs du monde des ténèbres (Eph.6,12). Certes, Saint Paul de Thèbes s’éloigna au désert pour éviter la persécution de l’empereur Dèce. Peut-être que d’autres gagnèrent le désert pour les mêmes raisons. Mais ce ne sont que des cas isolés qui ne permettent pas de tirer de conclusion sur l’ensemble du monachisme primitif. La raison première du monachisme n’est donc pas la faiblesse humaine, mais la force de l’enseignement du Christ. Saint Jean Colobos, qui rédigea la vie de Saint Païssios le Grand, écrit dans la préface : « Les biens célestes et éternels suscitent chez ceux qui les convoitent un immense désir. Ils nourrissent le cœur d’une douceur insatiable et divine, entretiennent le continuel souvenir de la béatitude de l’au-delà, de la rétribution des efforts, du lumineux triomphe des ascètes, incitent au mépris de tout ce qui est temporel et vain, et poussent à ne pas épargner la vie elle-même, mais plutôt à l’offrir au Christ, selon la parole de l’Evangile. De tels hommes préfèrent la mort pour le Christ à toutes les jouissances. Mais comme les persécutions font défaut à présent, il devient difficile d’obtenir cette mort si ardemment désirée, c’est pourquoi les ascètes s’efforcent de l’assumer d’une autre façon. Ils instaurent pour eux-mêmes une mise à mort lente et non moins violente. Ils supportent quotidiennement des milliers de maux, jeûnent, accomplissent divers exploits, luttent contre les démons invisibles, forcent sans relâche leur nature charnelle à résister aux ennemis incorporels ».

- Vous comparez l’exploit du monachisme à celui du martyre ?

- Il s’agit d’un seul et même exploit sous des formes différentes. Le martyre et le monachisme sont fondés sur les mêmes sentences de l’Evangile. Ni l’un ni l’autre n’ont été inventés par des hommes : ils furent donnés à l’humanité par le Seigneur Lui-même. L’un et l’autre ne peuvent être menés à bien qu’avec l’aide toute-puissante de Dieu, et l’intervention de la grâce. Vous en serez assurés en lisant les vies d’Antoine le Grand, de Théodore Studite, de Marie l’Egyptienne, de Jean le Grand Souffrant, de Nikon Soukhoï, et d’autres encore, dont les exploits et les souffrances étaient au-dessus de la nature. Saint Syméon le Nouveau Théologien dit de son maître Saint Syméon le Pieux, moine au Studion, qu’il s’assimila aux martyrs par ses souffrances corporelles.

- Expliquez-moi, mon père, quelle est l’importance du célibat et de la non-possession dans l’exploit monastique. C’est difficile à comprendre pour ceux qui vivent dans le monde, travaillent pour le bien de la société, distribuent d’abondantes aumônes, et accomplissent beaucoup de bonnes œuvres, indiquées et approuvées par l’Evangile, et qui, faute d’explications, voient la vie monastique comme une vie oisive et inutile.

- Les activités laïques que vous mentionnez accomplissent les commandements de l’Evangile sur un plan matériel : elles sont indispensables au salut, mais insuffisantes pour atteindre la perfection. Rien d’ailleurs ne les freine au milieu des préoccupations et obligations du monde. Au contraire, la réussite terrestre offre la possibilité d’accroître la quantité des bonnes œuvres : c’est ainsi qu’un homme très riche peut distribuer beaucoup d’aumônes aux pauvres, et qu’un puissant seigneur peut mieux défendre les opprimés. Cependant, dans de telles activités, il faut se garder d’agir comme le pharisien de l’Evangile (Cf. le commentaire du Bienheureux Théophylacte de Bulgarie sur Luc18) qui, certes, multipliait les bonnes œuvres, mais portait un regard injuste sur elles. Sa vision de lui-même et de ses proches étant fausse, ses bonnes oeuvres devinrent désagréables à Dieu. L’Apôtre dit que ceux qui accomplissent des bonnes œuvres doivent le faire comme de bons dispensateurs des diverses grâces de Dieu (1Pi.4,10). Ainsi, que le riche fasse l’aumône de ses biens en considérant qu’ils lui ont été confiés par Dieu ; si un seigneur dispense ses bienfaits, qu’il n’aille pas se vanter de sa position sociale comme si elle lui appartenait en propre, car c’est Dieu qui la lui a procurée. Alors leur regard méprisant sur le prochain n’aura plus lieu d’être. Alors leur conscience commencera à s’interroger sur le sens de leurs oeuvres, comme jadis celle du juste Job. Donnent-elles satisfaction à Dieu ? N’y aurait-il pas en elles de grands ou de petits défauts ? Petit à petit, ces questions finiront par susciter l’idée d’une vie plus parfaite...

Reconnaissez que la vie monastique paraît inutile et oisive justement à ceux qui présument de leur activité ! L’indice d’une activité chrétienne juste est l’humilité. Inversement, l’orgueil et la présomption sont les sûrs indices de l’activité injuste, comme l’indique le Seigneur Lui-même. L’opinion que vous mentionnez dénote donc une vue erronée et défigurée du Christianisme. La perfection chrétienne a été proposée par le Seigneur Lui-même à Ses disciples. Elle commence là où les bonnes œuvres prescrites aux laïcs atteignent leur plénitude. Etudiez le Christianisme, apprenez en quoi consiste sa perfection, et vous comprendrez l’importance du monachisme, et l’absurdité des accusations blasphématoire proférées à l’encontre des moines, qui s’efforcent d’accomplir les commandements les plus élevés de l’Evangile, inaccessibles aux laïcs. Ceux qui dénigrent le monachisme dénigrent le Seigneur Lui-même, qui a instauré la perfection chrétienne.

- D’accord, c’est entendu ! Mais montrez-moi clairement la portée de la non-possession et du célibat sur la voie de la perfection chrétienne.

- Cette question est extraordinaire. Je vais m’efforcer de vous la rendre accessible. Celui qui distribue ses biens aux nécessiteux pour obéir au Christ et Le suivre entièrement, se fait pauvre pour subir des privations, qui apportent l’humilité en abondance ; cessant de fonder son espoir sur le monde, il le concentre sur Dieu. Son cœur quitte la terre pour le ciel (Mt.6,21). Il commence à naviguer sur l’océan de cette vie soutenu par la foi. Ses soucis sont remis au Seigneur qui, en ordonnant à Ses plus proches disciples de distribuer leurs biens (Luc12,33) et de limiter leurs préoccupations au strict nécessaire pour le corps, a promis que l’indispensable serait accordé par le Père Céleste à ceux qui cherchent le Royaume des Cieux et sa justice (Mt.6,24-33). Des tribulations sont alors permises pour ces serviteurs de Dieu : la providence semble se cacher, le monde acquiert une force toute particulière. Tout ceci est indispensable à l’enseignement de la foi vivante en Dieu : c’est par l’épreuve qu’on est fortifié. L’expérience étale au grand jour l’incroyance, l’éloignement ou le reniement de Dieu, états inhérents à la nature déchue. Quand le cœur faiblit et cesse d’être vigilant, il glisse vers une affligeante cécité, espère en lui-même, compte sur le monde, sur la nature, et s’éloigne de l’espérance en Dieu (Mt.14,28-32). Cette brève explication montre que la privation des biens fait grimper l’ascète du Christ vers un état spirituel élevé qui l’isole des frères qui vivent dans le monde, état que ces derniers ne peuvent connaître par l’expérience. Toutefois, cet état élevé est aussi une souffrance permanente pour le corps et pour la nature déchue. C’est cela que le Seigneur nomme la croix.

Sur un plan spirituel, la non-possession est comparable au célibat. L’effort engagé pour vaincre la nature déchue conduit à un exploit que ne peuvent imaginer ceux qui n’en ont pas l’expérience. Cet exploit du reniement de la nature est complété par la croix de la non-possession (qui n’implique que le renoncement aux biens). Il conduit à l’abîme de l’humilité, à la foi vivante, à l’action de grâces. Dans cette ascèse, dont témoignent les vies des saints, les esprits des ténèbres coopèrent avec la nature déchue pour maintenir l’homme dans le domaine de la chute. Conformément aux difficultés du combat, la victoire peut être très fructueuse (Echelle 4,47), et procurer le renouvellement de la nature par l’apparition dans le cœur de ce que les saints pères appellent la perception spirituelle (Saint Macaire le Grand 5,7) : la nature reste toujours humaine, mais sa perception change (Saint Isaac le Syrien 43 & 48). Ainsi, le papier imbibé d’huile n’absorbe plus l’eau, non pas parce que sa nature a changé, mais parce que sa soif d’absorption est nourrie par une matière qui n’a pas de parenté physique avec l’eau.

- De nos jours, nombreux sont ceux qui pensent que la vie célibataire est contre nature, impossible, et que fermer la porte à la nature la pousse à chercher des portes illégales.

- Chacun parle de sa propre expérience. L’inconnu semble toujours impossible, et ce qu’on a personnellement expérimenté semble être le lot commun. Les pères, qui se sont penchés sur la question, sont unanimes pour dire les choses suivantes : bien que le célibat ne soit pas naturel à l’homme déchu, il était naturel à l’homme avant la chute (Gen.2,25) ; après le renouvellement de la nature opéré par le Christ, la capacité à vivre dans la virginité et le célibat a été rendue à l’homme ; la virginité et le célibat sont supérieurs au mariage, même si la vie de couple est élevée par le Christianisme à un niveau supérieur à ce qu’il était avant l’Incarnation (Eph.5,32). Le Dieu-Homme a mené une vie virginale, la Sainte Mère de Dieu fut et resta vierge, les Saints Apôtres Jean le Théologien, Paul, Barnabé, et sans doute beaucoup d’autres furent vierges. Avec l’avènement du Christianisme apparurent des armées d’hommes et de femmes vierges. Cet exploit était rarissime avant le renouvellement de la nature par le Rédempteur. Avec le Rédempteur, la bienveillance de Dieu s’est déversée sur les hommes, comme l’ont justement chanté les Anges (Luc2,14), et les a sanctifiés par les nombreux dons de la grâce. L’abondance des grâces reçues par les chrétiens est évoquée de façon pittoresque dans l’enseignement que le prêtre doit lire aux nouveaux époux selon la règle de l’Eglise : « Le grand champ de Dieu, ce Grand Propriétaire, est travaillé de trois façons ; c’est aussi de trois façons qu’il se pare de fruits au temps de la récolte. La première partie de ce champ est travaillée par ceux qui aiment la virginité et la gardent incorrompue jusqu’à la fin de leurs jours, rendant au centuple les fruits de la vertu destinés aux greniers du Seigneur. La deuxième partie est travaillée par ceux qui sont tempérants dans le veuvage et portent du fruit soixante fois plus. La troisième partie est travaillée par ceux qui cohabitent dans l’union maritale en menant une vie pieuse, dans la crainte de Dieu, faisant ainsi fructifier le champ trente fois plus. Dans le même champ se trouvent donc différentes sections et différents fruits, qui tous sont bienheureux et louables, conformément à leur destination. Saint Ambroise dit : nous prêchons la virginité de telle façon que les veuves ne soient pas rejetées, et nous honorons les veuves de telle façon que le mariage soit gardé dans l’honneur ».

- Comment le chrétien sait-il s’il peut ou non mener la vie célibataire ? A mon avis, cette question doit tracasser tout candidat à la vie monastique…

- Quand on veut, on peut (Mt.19,12). Quand l’homme était pur, il avait la liberté de le rester. Et maintenant, après le renouvellement de sa nature, il décide lui-même de faire sienne la nature renouvelée dans tout son développement, ou d’en profiter seulement dans une certaine mesure nécessaire au salut, ou encore de demeurer dans la chute et de cultiver en lui la nature déchue. Le renouvellement de la nature est un don du Rédempteur. Pour cette raison, toute vertu évangélique est choisie par une bonne disposition mais elle est accordée par le Christ comme un don. La bonne disposition est prouvée par l’effort accompli pour acquérir la vertu, et la vertu est finalement obtenue de Dieu par une prière assidue et patiente. Aucune des vertus évangéliques n’est propre à la nature déchue : l’ascète devra toujours se forcer, prier, passer par les larmes et l’humilité (Macaire le Grand, 13,1). Comme toutes les vertus évangéliques, le célibat est choisi librement. Comme pour toutes les autres vertus, la bonne disposition devra être prouvée par le combat contre les mauvaises tendances de la nature déchue, par la maîtrise du corps, et les exploits ascétiques. La nature déchue obtiendra le don de la pureté quand elle aura conscience de son impuissance à acquérir cette pureté, et se jettera dans une prière fervente pleine de componction. ( Jean Cassien 4,5 & Barsanuphe le Grand 2,55). Le don est envoyé par la grâce divine, qui vient couvrir de son ombre, changer, et renouveler la nature. Expliquant ainsi l’aptitude de tout homme au célibat, le bienheureux Théophylacte de Bulgarie termine en rappelant que quiconque demande reçoit (Mt.7,8). Examinez les vies des saints, où sont décrits les exploits contre les tendances de la nature déchue, et vous verrez que tous sont passés de l’état ordinaire dans lequel l’homme est incapable du célibat, à l’état dans lequel le célibat devient en quelque sorte une seconde nature, après un combat acharné contre les désirs de la chair. Vous verrez que leurs armes principales sont la prière et les pleurs. Vous verrez des vierges s’éloigner du mariage, des veufs s’abstenir de contracter une seconde union, mais aussi des débauchés, des passionnés, des criminels et des pécheurs impénitents s’élever vers la pureté, l’incorruptibilité, et la sainteté. Je vous le répète : dans l’Eglise du Nouveau Testament, d’innombrables vierges des deux sexes, des veufs et des veuves sans tache, des débauchés et des femmes adultères, prouvent incontestablement que l’exploit de la chasteté n’est ni impossible, ni aussi difficile qu’il apparaît aux yeux des théoriciens qui raisonnent sans expérience, et sans connaître la tradition morale de l’Eglise. Ces gens-là examinent et tirent des conclusion, disons-le ouvertement, comme des dépravés aux préjugés lourds et tenaces, qui haïssent le monachisme et, de façon générale, le Christianisme Orthodoxe. C’est avec justesse que Saint Isidore de Péluse écrivait à Saint Cyrille, Patriarche d’Alexandrie : « le préjugé ne voit pas clair, et la haine est complètement aveugle ». (à suivre)