vendredi 28 novembre 2008

SUR LES VICES ET LES VERTUS


(Saint Éphrem le Syrien, Extrait des Discours exégétiques)
Des passions de l’âme

C’est en présence de Ta majesté, Jésus-Christ, mon Sauveur, que je veux dérouler le tableau des amertumes de mon âme, sa malice et sa folie. Mais je publierai en même temps la bonté, la douceur que Tu as fait éclater en moi, Dieu plein de clémence, Qui daignes aimer les hommes. Dès le sein de ma mère, j’ai semé la discorde, j’ai allumé la haine : contempteur malheureux de Ta grâce, je me suis traîné péniblement et avec lenteur sur la route du bien. Mais Toi, Seigneur, en fouillant dans le trésor de Ta miséricorde, Tu n’y as trouvé, Fils unique de Dieu, que du mépris pour mes outrages. Ta grâce, Seigneur, me fait lever la tête, que chaque jour le poids de mes péchés abaisse vers la terre. C’est Ta grâce encore qui me sollicite et m’appelle à la vie éternelle, mais je cours à la mort d’un pas précipité. Je cède, sans combattre, à la détestable habitude de la paresse qui m’entraîne. Oui, l’habitude des passions est chose cruelle et funeste ; car elle presse l’esprit de liens presque indissolubles, et ces liens, je les aime, je leur tends les mains, parce que je me plais à m’en charger. L’habitude me les rend aimables, et je tressaille de joie dans mes chaînes. Plongé dans l’abîme d’iniquité, la joie me sourit encore. L’ennemi renouvelle tous les jours mes fers, car il voit que leur variété me charme. Mais le fourbe se garde bien de m’attacher à ceux qui me déplaisent ; c’est toujours avec ceux que j’aime qu’il m’enchaîne. Il connaît, en effet, toute l’impétuosité de mes désirs, la vivacité de mes passions, et, plus rapide que le regard, sa main me jette les liens qu’il veut.
Alors je soupire, je pleure, je gémis ! Ô honte ! Ô confusion ! Ces fers qui me pressent, c’est ma propre volonté qui les a rivés. Je pourrais les rompre, je pourrais, en un moment, m’arracher à leurs étreintes, je ne le veux pas ; la lâcheté, qui a brisé en moi toute énergie, me retient sous le joug des passions que l’habitude me rend naturelles et volontaires.
Mais ce qu’il y a de plus fâcheux, de plus insupportable, ce qui ajoute à ma honte et à ma douleur, c’est que je prête à mon ennemi le concours de ma volonté. Les chaînes qui me lient, c’est de lui que je les ai reçues ; ces passions qui me tuent font sa joie et son plaisir. Je pourrais m’affranchir de cette servitude, et je ne le veux pas ; il m’est facile de reconquérir ma liberté et je n’y mets aucun empressement. Où trouver une affliction plus amère ? Y eut-il rien de plus honteux, de flétrissure plus grande ? Oui, je l’affirme, de toutes les conditions, la plus déplorable, la plus avilissante, c’est celle d’un homme forcé d’accomplir la volonté de son ennemi. En effet, je connais mes liens, je les sens ; et cependant à chaque heure je travaille à en dérober le spectacle aux yeux des autres, en le cachant sous le manteau de la piété ; mais ma conscience m’accuse et me reproche tous les jours ma faiblesse : « Malheureux ! Pourquoi n’es-tu ni sobre ni vigilant ? Ignores-tu que le jour terrible du jugement est proche ; qu’il est venu enfin ce moment redoutable où tous les voiles doivent tomber ? Lève-toi dans ta force, brise tes chaînes ; tu as en toi le pouvoir de lier et de délier. »
Malgré ces cris de ma conscience, malgré ces reproches, je ne veux pourtant pas m’arracher à mon esclavage en rompant de honteuses entraves. Chaque jour je les baigne de mes pleurs, chaque jour des sanglots sortent de ma poitrine, et chaque jour me retrouve sous l’empire des mêmes passions et agité des mêmes troubles. Malheureux et lâche tout à la fois, je ne fais rien pour le salut de mon âme, et je ne crains pas de tomber dans les filets de la mort. Je jette sur mon corps un beau vêtement de religion et de piété, et mon âme est flétrie par les honteuses pensées qui l’enchaînent. Au dehors, sous les yeux des autres hommes, j’affecte un zèle ardent pour la vertu ; au dedans, une bête féroce semble rugir, triste image de mes désordres. J’ai sur les lèvres des paroles affectueuses et douces, et cependant il n’y a dans ma volonté qu’aigreur, amertume et perversité. Que ferai-je toutefois, quand, au jour du jugement, Dieu fouillant dans toutes ces turpitudes, les étalera devant son tribunal ? Je le sais, les plus grands supplices m’attendent, si mes larmes ici-bas ne désarment pas la colère du souverain Juge.
Toujours miséricordieux, Il suspend son arrêt, parce qu’Il attend que je revienne à Lui. Désirant en effet que tous les hommes entrent dans la vie éternelle, Il ne veut voir personne brûler dans les flammes. Eh bien, donc, Seigneur, Fils unique de Dieu, plein de confiance dans Ta bonté généreuse, me voici suppliant à Tes pieds, daigne, je T’en conjure humblement, tourner les yeux sur moi. Délivre mon âme de sa prison d’iniquité, fais briller dans mon cœur un rayon de la céleste lumière, avant que je paraisse devant le tribunal redoutable qui m’attend, où le repentir ne pourra plus se faire entendre, où le regret sera impuissant. Deux pensées m’assiègent tour à tour : m’affranchir des liens du corps, ou ne plus pécher. Mais soudain, malheureux que je suis ! La crainte me saisit et m’arrête : comment, sans y être préparé, me soustraire à l’arrêt de mon Juge, moi qui suis sans vertu ?
Déchiré par de mortelles angoisses, je crains de demeurer dans la chair, je crains d’en sortir, et j’ignore lequel de ces deux partis je dois adopter ; car, je le vois, je suis lent à me porter au bien. C’est pourquoi je tremble à l’idée de demeurer dans cette chair de péché. Je marche tous les jours environné de pièges, et j’offre l’image d’un marchand sans énergie et sans courage, qui, à toute heure, voit se perdre le fond de son argent et l’intérêt. C’est ainsi que m’échappent les trésors célestes, embarrassé que je suis dans les affaires de la vie, qui m’entraînent au mal. En effet, je sens en moi qu’à chaque instant du jour je suis le jouet des illusions qui m’abusent, et que je me laisse prendre, malgré moi, aux choses que je hais. Je suis en extase devant la perpétuelle beauté des créatures, et je frémis, devant ce merveilleux spectacle, de la difformité, de la laideur de mon âme ; je frémis de cette volonté perverse qui me pousse au mal, et de ces inclinations honteuses qui sans cesse me jettent dans le péché, même au sein de l’affliction ; je frémis de la pénitence que je m’impose tous les jours, quand je vois qu’elle n’a pas de fondement solide ; car ce fondement, je le pose tous les jours, et tous les jours je le renverse de mes propres mains.
Non, la pénitence n’a pas encore jeté en moi de profondes racines ; il y a encore dans mon cœur une pernicieuse mollesse ; je suis esclave de ma lâcheté, et, docile à la volonté de mon ennemi, je m’empresse d’accomplir tout ce qui peut lui plaire. « Qui fera de ma tête une source intarissable d’eau, de mes yeux une fontaine de larmes », qui coulent sans cesse, pour que je pleure devant le Dieu de miséricorde, et qu’en répandant sur moi les bienfaits de Sa grâce, Il m’arrache à cette mer furieuse dont les flots bouleversent mon âme, et à ces tempêtes du péché qui grondent à toute heure sur ma tête ? Le mal triomphe de mes efforts, mes passions victorieuses le rendent incurable. L’espoir de la pénitence, voilà mon attente ; mais trompé par ses vaines promesses, à quel degré d’abaissement ne suis-je pas descendu ? Toujours retenu par cette illusion décevante, j’ai le mot de pénitence sur les lèvres, mais jamais je n’atteins la vertu ; à m’entendre, on dirait qu’elle m’exerce par les plus pénibles travaux, tandis que mes œuvres m’en éloignent sans cesse. La fortune vient-elle me sourire ? Tout succède-t-il au gré de mes désirs ? Je m’oublie promptement moi-même ; mais que le malheur me frappe, soudain je me répands en murmures. Trésors de sainteté, consacrés à jamais au Seigneur, nos pères ont eu à soutenir les rudes épreuves de la douleur et de la tentation, et la main de Dieu a tressé sur leurs fronts la couronne immortelle. Après avoir conquis par la souffrance un renom glorieux, ils sont devenus pour les âges suivants des modèles parfaits et révérés. Souvent, en considérant parmi les Partiarches et les Saints le chaste Joseph, cet homme tout brûlant d’amour pour le Très-Haut, doué de charmes tout célestes, et dans lequel la modestie s’alliait aux grâces du corps, j’admire la sublime patience dont il s’était armé contre les tentations. Ni la sombre jalousie de ses frères, ni l’envie, ne purent altérer la pureté de son âme, et ce serpent plein de ruses et de malice ne put, du fond de son repaire, ternir l’éclat de sa beauté. Il tenait ses yeux attachés sur lui pour le souiller de l’odieux venin de sa malignité.
La prison et les chaînes ne purent non plus ébranler son courage, ni flétrir, en sa brillante fleur, la jeunesse de cet enfant qui dès lors s’était dévoué à son Dieu. Et moi, infortuné que je suis ! Sans avoir eu à lutter contre la tentation, je pèche cependant, et j’irrite la colère de mon Dieu, après avoir éprouvé mille fois les heureux effets de Sa miséricorde ineffable ; je viens encore Te supplier, mon Dieu ! J’implore à genoux Ton immense bonté ! Puisse Ta grâce, comme une source inépuisable, baigner mon cœur de son eau salutaire ! Puissent mon cœur et ma bouche devenir le temple saint, le pur sanctuaire où descende le Roi du ciel ! Puissent les mauvaises pensées, les désirs coupables en être à jamais bannis, et qu’ils ne soient plus comme une caverne de scélérats et de voleurs ! Que ma langue résonne, comme une lyre, sous Ton doigt divin, qu’elle chante Tes louanges et Ta gloire ; que, pendant tout le cours de ma vie, je ne cesse de T’offrir, de cœur et de bouche, l’hommage respectueux du plus sincère amour. L’homme qui tarde, Seigneur, à célébrer Ton nom, et qui ne le fait qu’avec indifférence et tiédeur, est exclu de la vie future.
Jésus-Christ, mon Sauveur, exauce ma prière ; oui, que ma langue, lyre au son mélodieux, fasse retentir partout la puissance de Ta grâce, afin que je puisse expliquer à la terre, dans mes écrits, tout imparfaits qu’ils sont, Ton Saint Évangile, et que, sous l’abri de Ta main, je mérite d’être sauvé encore une fois, quand la majesté de Ta gloire remplira d’effroi toutes les créatures. Seigneur, Fils unique de Dieu, reçois, comme un don, la prière de Ton serviteur. Je suis un pécheur, mais un pécheur sauvé par Ta grâce. Gloire soit rendue à Celui qui sauve le pécheur dans Sa miséricorde !

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